En 2005, Franco Moretti, professeur de Littérature à Stanford, publie en Italie, La letteratura vista da lontano (Einaudi, Turin), puis, dans une traduction incluant des modifications, Graphs, Maps, Trees (Verso, London, 2005).
En 2008, la traduction de la version anglaise est proposée en français: Franco Moretti, Graphes, cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature, trad. Étienne Dobenesque et présenté par Laurent Jeanpierre, coll. « Penser/Croiser », Les Prairies ordinaires, 2008, Paris. (144 pages)
Je vous propose un compte-rendu de ce livre accompagné par quelques réflexions sur l'histoire de la philosophie, inspirées par les thèses de Moretti.
Franco Moretti défend, dans ce livre, la thèse selon laquelle la "conception matérialiste de la forme" est le meilleur moyen pour faire de la Littérature comparée et de l'Histoire littéraire de véritables "sciences". Pour convaincre son lecteur, Moretti avance trois raisons:
1) La conception matérialiste de la forme s'appuie sur des méthodes tirées des sciences sociales et naturelles déjà éprouvées (le formalisme).
2) La conception matérialiste de la forme évite les écueils de l'internalisme et de l'externalisme (le matérialisme).
3) La conception matérialiste de la forme permet d'expliquer et d'interpréter la totalité des textes produits dans l'histoire (la totalité).
Mon but est de montrer que, d'une part, le formalisme est une méthode assez convaincante, mais que, d'autre part, que le matérialisme affaiblit la puissance démonstrative du formalisme parce qu'il entraîne un trop grand nombre de difficultés.
A) LE FORMALISME :
Le lecteur est immédiatement frappé par la volonté de l’auteur de s’inspirer des sciences sociales et des sciences naturelles. Ne croyant pas que les méthodes issues de la tradition métaphysique puissent résoudre les problèmes posés par l’histoire de la littérature et la littérature comparée, F. Moretti formule une hypothèse : les méthodes positives qui ont fait leur preuve dans les sciences naturelles et sociales peuvent peut-être permettre à la Littérature comparée et à l’Histoire littéraire d’obtenir des résultats concrètement vérifiables. Cet apport des méthodes positives se traduit par un formalisme méthodologique, ontologique et épistémologique.
1-a) Formalisme méthodologique: les méthodes quantitatives:
Les méthodes quantitatives utilisées en histoire sont appliquées à l’histoire des livres. Appliquées à différents pays, ces méthodes permettent d’obtenir des résultats très intéressants pour l’histoire comparée :
«Voyez comme les formes sont similaires : cinq pays, trois continents, à plus de deux siècles de distance, et c’est véritablement la même configuration, cette vieille métaphore de l’essor du roman (the rise of the novel) qui prend vie : en une vingtaine d’années (Grande-Bretagne : 1720-1740 ; Japon, 1745-1765 ; Italie, 1820-1840 ; Espagne, 1845-début des années 1860 ; Nigeria, 1965-1980), le graphe passe de cinq à dix nouveaux titres par an, c’est-à-dire un nouveau roman tous les un ou deux mois, à un nouveau roman par semaine. » p 37.
Le résultat obtenu, outre son intérêt théorique, présente un véritable avantage méthodologique : il est indépendant de l’individu qui s’adonne à cette recherche. L’objectivité des data permet de répondre aux objections concernant le « subjectivisme » des disciplines littéraires. En outre, le fait d’utiliser des données établies par d’autres personnes se présente comme une contrainte qui peut corriger les complaisances des chercheurs en faveur de leurs hypothèses, face à la diversité des données. Par ailleurs, l’objectivité peut avoir un impact très important sur la manière de travailler des chercheurs, car elle encourage la création de communautés scientifiques.
1-b) Formalisme épistémologique: l'atomisme (abstraction des éléments de leur environnement):
Le formalisme épistémologique ou « l’atomisme » désigne le moyen par lequel on réussira un obtenir un type d’objet connaissable : la connaissance sera obtenue grâce à la réduction du « texte à quelques-unes de ses données », par une abstraction « du flux narratif pour construire un nouvel objet artificiel » (p 88). Ces phénomènes « artificiels » ne sont rien d’autre que ce qu’on peut extraire d’un texte par une analyse courante : ce sont tous les procédés littéraires (stylistiques, narratifs…).
Pourquoi Moretti insiste-t-il sur l’abstraction des objets de leur environnement ? En Littérature comparée, le formalisme ontologique permet de répondre à la légitimité de la comparaison de textes issus de contextes différents. En isolant les procédés dans une oeuvre et en les rapprochant de procédés utilisés dans une autre oeuvre, on obtient une commune mesure qui permet de comparer les textes. En Histoire littéraire, l’atomisme permet de construire des « familles » (des genres) et d’étudier leur évolution dans le temps. En résumé, des œuvres seront rapprochées et formeront une famille parce qu’elles utilisent des procédés (narratifs, stylistiques…) semblables. Et l’étude du traitement de ces procédés dans les œuvres en question permettra de voir comment le genre évolue.
1-c) Formalisme ontologique: le statut des propriétés
Le formalisme ontologique est la manière de caractériser le type d’objet connu. Le formalisme épistémologique conduit à une « atomisation » du texte de telle sorte qu’on n’étudie plus le texte, mais certains éléments du texte. Cette approche implique une distinction très importante : « Les textes sont assurément les objets réels de la littérature (…), mais ils ne sont pas de bons objets de connaissance pour l’histoire littéraire. » (p 108).
En opposant l’objet réel qui appartient à l’ensemble des objets littéraires à l’objet connu par des méthodes savantes, il ne fait aucun doute que Moretti veut souligner la distinction entre un fait et le savoir qu’on en a ou peut en avoir ; mais surtout l’auteur veut dire qu’un texte ne peut pas être un objet de connaissance parce qu’une connaissance est une connaissance de propriétés (les phénomènes), non une connaissance de l’entité à laquelle ces propriétés sont attribuées.
La dichotomie philosophique entre l’individu inconnaissable et l’universalité connaissable des propriétés est très ancienne et très disputée. Mais les propriétés n’ont qu’une existence de commodité théorique dans la méthode proposée par Moretti. Il ne saurait donc être question d’une position réaliste.
2) LE MATERIALISME:
L’originalité de la méthode de Moretti consiste à importer les méthodes positives utilisées dans les sciences naturelles et sociales non pas pour connaître les objets, mais déterminer les objets qui doivent être connus. On ne saurait donc, sans commettre une erreur d’interprétation, lui attribuer l’intention d’interpréter les textes à la lumière de méthodes héritées d’autres disciplines. Mais la question de l’interprétation des data restent entièrement ouverte :
« C’est donc la quantification qui pose le problème et la forme qui offre la solution. Mais permettez-moi d’ajouter : avec un peu de chance. Car la dissymétrie entre un explanandum quantitatif et un explanans qualitatif vous laisse souvent avec un problème parfaitement clair… et pas la moindre idée pour le résoudre. » (p 59)
Comme on peut le lire, l’interprétation, selon Moretti, doit quitter le formalisme et l’approche quantitative pour pouvoir trouver des solutions aux problèmes posés. Mais quelle est la voie appropriée ? La perplexité exprimée par Moretti dans ce passage n’est pas que « rhétorique », car il manifeste assez souvent des doutes sur les solutions qu’il avance. En dépit de ses doutes, Moretti continue à défendre la conception matérialiste de la forme, non seulement parce que ses méthodes sont objectives, mais parce que le matérialisme qu’il définit permet d’éviter les écueils de l’internalisme et de l’externalisme.
2-a) L’impossibilité de l’internalisme:
Ce qu’il faut entendre par « interprétation internaliste » correspond à ce que les Anglophones nomment Theory ou close reading : une approche issue des réinterprétations anglo-américaines du postmodernisme et du structuralisme. La Theory consiste, d’une part, à traiter la littérature comme une sorte de connaissance infiniment supérieure à toute connaissance rationnelle, et, d’autre part, à analyser chaque mot d’un texte comme le symbole ou le chemin vers ce savoir non rationnel ou rationnel en un « autre sens », en dehors de toute référence aux conditions socio-politiques qui environnent le texte.
La première raison pour laquelle Moretti ne saurait accepter cette approche est évidente : avec le formalisme, l’objet de la connaissance n’est plus le texte mais le modèle élaboré par des méthodes rationnelles. Le but de cette manœuvre est de remettre en question la croyance dans le pouvoir épistémique du texte. Non seulement cette croyance paraît incompréhensible, mais elle est accompagnée par des manifestations d’adoration quasi religieuse envers un petit corpus de texte (Kafka, Joyce, Derrida…), qui limite considérablement les possibilités de l’histoire de la littérature et génère des attitudes complaisantes envers des interprétations manifestement fausses.
L’inadaptation de l’approche internaliste face aux problèmes de l’histoire de la littérature est une autre raison pour ne pas l’accepter. Il est clair qu’on ne voit pas comment ce type d’approche peut expliquer pourquoi « plusieurs genres disparaissent ensemble du champ littéraire » (p 54) ou pourquoi certaines œuvres connaissent un certain succès (chapitre 3 : Arbre) quand d’autres sont délaissées. Et cette impossibilité provient du fait que la Theory admet implicitement et sans interrogation le pouvoir de certains textes sans pouvoir le justifier. Il apparaît donc qu’il faut abandonner le '' close reading'' pour pouvoir répondre aux problèmes posés par le formalisme.
2-b) Les défauts de l’externalisme marxiste:
Rejeter l’internalisme, c’est préférer la solution de l’externalisme. Classiquement, l’externalisme est la position selon laquelle le savoir est conditionné par des facteurs socio-politiques ou, dans une version plus forte, est totalement réductible à ces conditions. Chez Moretti, l’externalisme est identifié à un mouvement qui lui est familier : le marxisme :
« La cause lointaine de ces choix repose dans ma formation marxiste, qui fut profondément influencée par Galvano Della Volpe et éveilla donc en moi (en principe, si ce ne fut toujours en pratique) un très grand respect pour l’esprit scientifique. Ainsi tandis que, ces dernières années, la théorie littéraire cherchait son inspiration dans la métaphysique française et allemande, je persistais à penser qu’il y avait en réalité bien plus à apprendre des sciences naturelles et sociales.» (pp 33-34)
Laurent JeanPierre, l’auteur de la préface, explique de manière pertinente le rapport de Moretti au marxisme. Le moins qu’on puisse dire est que Moretti ne souscrit pas à la version forte de l’externalisme, parce que Moretti ne pense pas qu’on puisse soutenir sérieusement la « théorie du reflet » (p 15), ou le fait que l’art est la reproduction symbolisée de mécanismes sociaux, pour expliquer le contenu, la forme, la genèse et la place dans l’histoire qu’une œuvre a occupée. Autrement dit, on ne peut pas déduire le contenu, la forme, la genèse des œuvres des seuls rapports sociaux contemporains de leur production.
Par conséquent, les data établis par le formalisme sont autonomes. Cela étant dit, ce serait une erreur d’abandonner les apports « scientifiques » du marxisme pour rendre compte des phénomènes littéraires : « Déduire de la forme d’un objet les forces qui ont agi ou agissent sur elle : on ne voit pas de meilleure définition de ce que devrait être la sociologie de la littérature. » (p 92). La différence entre l’externalisme marxiste et l’externalisme formaliste de Moretti est le refus, pour le second, d’un cadre d’explication (les rapports de force) univoque pour l’ensemble des phénomènes littéraires.
2-c)Les défauts de "l’externalisme formaliste"
Certaines formules, de la main de Moretti, expriment l’insatisfaction de l’auteur face à la conception matérialiste de la forme :
« Je conclue donc ici sur une note de perplexité : faute de mieux, une sorte de mécanisme générationnel semble la meilleure manière de rendre compte de la régularité du cycle de la production romanesque –mais ce concept de « génération » est lui-même très discutable.» (p 55)
L’auteur reconnaît lui-même l’insuffisance de ses propositions. Les raisons de cette insatisfaction sont faciles à comprendre et sont au cœur même de la méthode de Moretti :
« Mais ce qui est vraiment important ici, c’est moins la réponse spécifique que la totale hétérogénéité du problème et de la solution : pour analyser des données quantitatives, j’ai dû abandonner l’univers quantitatif et me tourner vers la morphologie : évoquer la forme pour expliquer les chiffres. » (p 58)
La difficulté est précisément dans l’hétérogénéité : la relation entre le phénomène (la forme) et l’interprétation (le matérialisme) est si ténue qu’elle pourra apparaître à certains lecteurs comme arbitraire. Interpréter, par exemple, l’apparition et la disparition des genres par le cycle des générations peut sembler insuffisant, parce que, si les lecteurs sont bien un élément externe aux genres, ils ne sont pas le seul élément commun qui connaît des modifications régulières. D’autres facteurs peuvent prétendre à cette place : les gouvernements, les maisons d’édition… Ce qui manque c’est le critère qui permette d’indiquer qu’il s’agit de ce facteur et non d’un autre, ou le critère qui compense l’hétérogénéité de la relation.
Il n’est pas question de développer une théorie de l’interprétation complète et totalement satisfaisante ici. Toutefois, on peut suggérer que la hâte avec laquelle il quitte le domaine quantitatif et que l’identification un peu réductrice de l’internalisme au ''close reading'' ont peut-être un rôle à jouer dans les difficultés que rencontrent la conception matérialiste de la forme.
3) LA TOTALITE:
3-a) Le primat de la structure:
Franco Moretti reconnaît lui-même que le point fort de sa méthode n’est pas l’interprétation, mais l’explication (les modèles formels) :
« … les modèles que j’ai présentés partagent aussi une préférence nette pour l’explication sur l’interprétation ; ou peut-être, pour le dire mieux, pour l’explication des structures générales sur l’interprétation des textes singuliers… l’objectif ici n’était pas de proposer une nouvelle lecture de Waverley, des Schwarzwälder Dorfgeschichten ou des Malavoglia, mais de définir ces configurations plus vastes qui les conditionnent nécessairement… » (p 126)
Les modèles sont de trois types : les graphes (les cycles temporels des genres établis par l’histoire quantitative), les cartes (les configurations des rapports sociaux établies par la géographie) et les arbres (l’évolution des œuvres établie grâce au diagramme morphologique arborescent de la biologie darwinienne). Ces trois diagrammes, outre leur intérêt intellectuel, participent de l’originalité visuelle de ce livre.
Graphes, cartes et arbres sont des manières d’analyser et de comparer des phénomènes qui ne sont pas des propriétés d’un seul texte, comme on l'a déjà vu. Il n’est même pas question de trouver quel est l’effet produit pas ces phénomènes dans un seul texte (ce que serait l’interprétation). Le but de Moretti est d’élaborer des phénomènes autonomes des textes qui leur sont malgré tout reliés de manière « nécessaire ».
Le terme « nécessaire » est sans doute un peu fort. Je crois qu’il a surtout une valeur « rhétorique », au sens où Moretti veut simplement souligner qu’il n’y a pas un rapport arbitraire entre la production d’une œuvre de tel genre ou la disparition de tel genre avec certains phénomènes plus « vastes », comme les cycles. Ces phénomènes plus « vastes », à mi-chemin entre la micro-histoire et la macro-histoire, Moretti les considèrent comme des « structures ». Étant donné la difficulté à identifier (voir 1-c) la position de Moretti sur les propriétés, il m’est difficile de dire ce que Moretti entend par « structure » : sont-ce des éléments réels ? des objets purement théoriques ? Je ne me sens pas en mesure de définir clairement sa position sur ce point.
3-b) L'exigence de totalité ou l'irrésistible ascension de l'ordinaire:
Dans les diagrammes, les grandes œuvres de la littérature ne sont que des points parmi d’autres : « Pamela, Le Moine, Persuasion, Oliver Twist –où sont-ils ? quatre petits points sur la graphe de la figure 2, impossibles à distinguer des autres ? » (p 41).
Ce que nous propose Moretti, ce n’est rien de moins que la fin d’une histoire littéraire et comparée fondée sur des jugements de valeur esthétique, la fin d’une histoire qui ne considère que l’extraordinaire au détriment de l’ordinaire :
« Mais que se passerait-il si les historiens de la littérature décidaient eux aussi de « déplacer leur regard » (Pomian toujours) « de l’extraordinaire vers le quotidien, des faits singuliers vers ceux qui apparaissent en masse » ? Quelle littérature trouverions-nous dans ces faits « qui apparaissent en masse » ? » (p 35)
« Déplacer leur regard », cela signifie mettre en suspens un jugement esthétique qui impose une restriction dans le champ historique. Il est clair que les historiens de la littérature, subissant la contrainte de l’esthétique, ont tendance à travailler sur un canon de textes qui ne peut pas être considéré comme représentatif de l’ensemble de la production. Pour l’Angleterre du 19ème siècle, Moretti émet l’hypothèse qu’environ 20 000 ou 30 000 romans furent publiés, tandis que les chercheurs se concentrent sur 200 œuvres environ. Certes, personne ne pourrait lire et analyser 20 000 ou 30 000 œuvres en une seule vie. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il est important de promulguer le travail collectif, la solidarité d’une communauté scientifique.
Il ne faut pas cependant croire que Moretti promulgue d’abandonner l’étude des œuvres « extraordinaires ». Ces œuvres doivent être l’objet d’un questionnement spécifique (pourquoi, par exemple, dans le genre des detective stories, les aventures écrites par Conan Doyle obtiennent-elles un si grand succès auprès du lectorat ?). Ce questionnement n’est pas conditionné par le jugement de valeur esthétique, mais par des conditions et des caractéristiques qui ont établies ou qui seront précisées par les modèles.
Par conséquent, les œuvres dites « extraordinaires » ou « ordinaires » dans une perspective sont soumises, dans un premier temps, à une même approche. En ne faisant aucune différence esthétique, Moretti promulgue une histoire totale du champ littéraire.
3-c) Les limites de la totalité:
En promulguant l’histoire littéraire de l’ordinaire contre l’histoire littéraire réductionniste ou « héroïque », Moretti semble proposer une véritable révolution. Il serait un peu exagéré de dire qu’elle n’a pas déjà eu lieu : l’histoire du livre, les méthodes de stylistique informatique, pour ne citer que ces pratiques, sont des disciplines bien développées. Outre le caractère « pseudo-messianique » du livre, l’histoire littéraire de l’ordinaire, telle qu’elle est proposée par Moretti, présente quelques défauts.
Pour commencer, il faut essayer d’entendre ce que Moretti veut signifier quand il veut rendre compte de toute la littérature. Quel est le référent de ce « toute » ? Une lecture attentive du premier chapitre nous instruit : il s’agit de toute la littérature présente sur le Marché. Étudier cette littérature, c’est déjà un grand pas et cela augmente considérablement le nombre de livres pris en compte.
Mais confondre toute la littérature et la littérature publiée sur le Marché entraîne deux difficultés. La première difficulté est qu’on ne voit finalement pas de raison, si on veut étudier toute la littérature, de se limiter au Marché. On sait par exemple que les maisons d’édition croule sous les manuscrits refusés. Pourquoi ne les prend-t-il pas en compte ? Il est possible qu’ils modifient sérieusement les data. On sait aussi que de nombreux ouvrages sont diffusés, pendant certaines périodes, « sous le manteau ». Il faudrait quantifier ces ouvrages et les introduire comme variable dans les diagrammes afin de vérifier qu’ils ne modifient pas les explications. La littérature ne se réduit pas au Marché et ce serait une erreur de procéder à une telle réduction si on veut expliquer toute la littérature.
La seconde difficulté résulte de la conception du Marché telle qu’elle est exprimée dans ce livre. Cherchant à rendre compte, dans le premier chapitre, de data qui concernent le XIXème siècle, il s’appuie sur les données telles que : « l’ensemble de la production du roman en Grande-Bretagne de 1740 à 1840 ». Mais il n’est pas certain que cette approche puisse être utilisée pour modéliser la production de la littérature au XXème siècle, à cause de la complexification considérable du Marché. L’apparition de lectorats captifs (par exemple, les étudiants), la politique de réédition en livre de poche… modifient sérieusement les rapports entre les lecteurs et les auteurs. Autrement dit, les modèles qu’on peut établir au 20ème siècle n’expriment pas seulement les goûts des lecteurs, mais les rapports complexes entre les lecteurs, les auteurs et le monde de l’édition (pris au sens le plus large).
La dernière difficulté que je soulèverai est formulée, dans la préface, par Laurent Jeanpierre. On sait que le dernier chapitre est consacré à la survie littéraire et essaie de comprendre comment certaines œuvres ont une durée de vie plus étendue que d’autres. Moretti s’appuie sur cette proposition (citée) de Darwin : « Les variations avantageuses seules persistent, ou, en d’autres termes, font l’objet de la sélection naturelle. » (p 100). Toute la difficulté se trouve dans l’interprétation du « bénéficiaire » de cet avantage : le procédé littéraire (mais qu’est-ce que cela signifie ?) ? L’auteur ? Le lecteur ? Le champ littéraire ? Il se trouve que Moretti ne répond pas précisément à cette question, si bien qu’on en vient à douter de la pertinence du modèle arborescent pour rendre compte de la survie des œuvres. Donc les raisons de la survie des œuvres dans la totalité de la production restent encore floues.
Note:
Un long extrait du livre, contenant des figures obtenues à l'aide des méthodes quantitatives, peut être lu sur le site Vox poetica.
Wednesday, 24 September 2008
Méthode pour historiens de la Littérature et pour comparatistes
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Moretti (Franco)
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