Wednesday 15 October 2008

Quelques enregistrements de Michelangeli



Arturo Benedetti Michelangeli (1920-1995) est un pianiste célèbre pour son perfectionnisme. La légende veut qu'il n'y ait pas une seule fausse note dans la totalité de ses enregistrements.

Voici une petite biographie et quelques enregistrements vidéos de ses prestations.

Arturo Benedetti Michelangeli, pianiste italien, est né à Brescia le 5 janvier 1920 et est mort à Lugano le 12 juin 1995.

Il commença par apprendre le violon à trois ans puis passa au piano rapidement. À 10 ans, il entre au Conservatoire de Milan. Il commence sa carrière internationale à 18 ans, au concours Eugène-Ysaÿe, à Bruxelles, où il termina septième. Emil Guilels remporta le concours. Un an plus tard, il remporta le concours international d'exécution musical de Genève présidé par Alfred Cortot.

Pianiste d'une perfection technique étonnante et irréprochable, il ne jouait que lorsque les conditions étaient réunies pour qu'il puisse donner le meilleur de lui-même. Il a annulé un grand nombre de concerts, très souvent à cause de l'état des pianos. Il se déplaçait avec son propre piano, qu'il savait démonter et remonter lui-même.

Toujours à cause de son perfectionnisme, il eut un répertoire très restreint et ses enregistrements en studio sont rares.

Considéré comme l'un des plus grands pianistes du XXème siècle, il fut le professeur de Martha Argerich et de Maurizio Pollini.

Son dernier concert eut lieu le 7 mai 1993 à Hambourg. Il fut très discret sur sa vie. Il mourut le 12 juin 1995 à Lugano, en Suisse.

Un site lui est consacré: A B Michelangeli.


Sonata In Si Minore Op 449 - Scarlatti




Valse in E flat Opus post.(Turin, 1962)-Chopin




Fantasia op. 49-Chopin




Ballade en sol mineur op. 23


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Wednesday 24 September 2008

Méthode pour historiens de la Littérature et pour comparatistes

En 2005, Franco Moretti, professeur de Littérature à Stanford, publie en Italie, La letteratura vista da lontano (Einaudi, Turin), puis, dans une traduction incluant des modifications, Graphs, Maps, Trees (Verso, London, 2005).

En 2008, la traduction de la version anglaise est proposée en français: Franco Moretti, Graphes, cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature, trad. Étienne Dobenesque et présenté par Laurent Jeanpierre, coll. « Penser/Croiser », Les Prairies ordinaires, 2008, Paris. (144 pages)

Je vous propose un compte-rendu de ce livre accompagné par quelques réflexions sur l'histoire de la philosophie, inspirées par les thèses de Moretti.



Franco Moretti défend, dans ce livre, la thèse selon laquelle la "conception matérialiste de la forme" est le meilleur moyen pour faire de la Littérature comparée et de l'Histoire littéraire de véritables "sciences". Pour convaincre son lecteur, Moretti avance trois raisons:
1) La conception matérialiste de la forme s'appuie sur des méthodes tirées des sciences sociales et naturelles déjà éprouvées (le formalisme).
2) La conception matérialiste de la forme évite les écueils de l'internalisme et de l'externalisme (le matérialisme).
3) La conception matérialiste de la forme permet d'expliquer et d'interpréter la totalité des textes produits dans l'histoire (la totalité).

Mon but est de montrer que, d'une part, le formalisme est une méthode assez convaincante, mais que, d'autre part, que le matérialisme affaiblit la puissance démonstrative du formalisme parce qu'il entraîne un trop grand nombre de difficultés.

A) LE FORMALISME :

Le lecteur est immédiatement frappé par la volonté de l’auteur de s’inspirer des sciences sociales et des sciences naturelles. Ne croyant pas que les méthodes issues de la tradition métaphysique puissent résoudre les problèmes posés par l’histoire de la littérature et la littérature comparée, F. Moretti formule une hypothèse : les méthodes positives qui ont fait leur preuve dans les sciences naturelles et sociales peuvent peut-être permettre à la Littérature comparée et à l’Histoire littéraire d’obtenir des résultats concrètement vérifiables. Cet apport des méthodes positives se traduit par un formalisme méthodologique, ontologique et épistémologique.

1-a) Formalisme méthodologique: les méthodes quantitatives:

Les méthodes quantitatives utilisées en histoire sont appliquées à l’histoire des livres. Appliquées à différents pays, ces méthodes permettent d’obtenir des résultats très intéressants pour l’histoire comparée :

«Voyez comme les formes sont similaires : cinq pays, trois continents, à plus de deux siècles de distance, et c’est véritablement la même configuration, cette vieille métaphore de l’essor du roman (the rise of the novel) qui prend vie : en une vingtaine d’années (Grande-Bretagne : 1720-1740 ; Japon, 1745-1765 ; Italie, 1820-1840 ; Espagne, 1845-début des années 1860 ; Nigeria, 1965-1980), le graphe passe de cinq à dix nouveaux titres par an, c’est-à-dire un nouveau roman tous les un ou deux mois, à un nouveau roman par semaine. » p 37.

Le résultat obtenu, outre son intérêt théorique, présente un véritable avantage méthodologique : il est indépendant de l’individu qui s’adonne à cette recherche. L’objectivité des data permet de répondre aux objections concernant le « subjectivisme » des disciplines littéraires. En outre, le fait d’utiliser des données établies par d’autres personnes se présente comme une contrainte qui peut corriger les complaisances des chercheurs en faveur de leurs hypothèses, face à la diversité des données. Par ailleurs, l’objectivité peut avoir un impact très important sur la manière de travailler des chercheurs, car elle encourage la création de communautés scientifiques.

1-b) Formalisme épistémologique: l'atomisme (abstraction des éléments de leur environnement):

Le formalisme épistémologique ou « l’atomisme » désigne le moyen par lequel on réussira un obtenir un type d’objet connaissable : la connaissance sera obtenue grâce à la réduction du « texte à quelques-unes de ses données », par une abstraction « du flux narratif pour construire un nouvel objet artificiel » (p 88). Ces phénomènes « artificiels » ne sont rien d’autre que ce qu’on peut extraire d’un texte par une analyse courante : ce sont tous les procédés littéraires (stylistiques, narratifs…).

Pourquoi Moretti insiste-t-il sur l’abstraction des objets de leur environnement ? En Littérature comparée, le formalisme ontologique permet de répondre à la légitimité de la comparaison de textes issus de contextes différents. En isolant les procédés dans une oeuvre et en les rapprochant de procédés utilisés dans une autre oeuvre, on obtient une commune mesure qui permet de comparer les textes. En Histoire littéraire, l’atomisme permet de construire des « familles » (des genres) et d’étudier leur évolution dans le temps. En résumé, des œuvres seront rapprochées et formeront une famille parce qu’elles utilisent des procédés (narratifs, stylistiques…) semblables. Et l’étude du traitement de ces procédés dans les œuvres en question permettra de voir comment le genre évolue.

1-c) Formalisme ontologique: le statut des propriétés

Le formalisme ontologique est la manière de caractériser le type d’objet connu. Le formalisme épistémologique conduit à une « atomisation » du texte de telle sorte qu’on n’étudie plus le texte, mais certains éléments du texte. Cette approche implique une distinction très importante : « Les textes sont assurément les objets réels de la littérature (…), mais ils ne sont pas de bons objets de connaissance pour l’histoire littéraire. » (p 108).

En opposant l’objet réel qui appartient à l’ensemble des objets littéraires à l’objet connu par des méthodes savantes, il ne fait aucun doute que Moretti veut souligner la distinction entre un fait et le savoir qu’on en a ou peut en avoir ; mais surtout l’auteur veut dire qu’un texte ne peut pas être un objet de connaissance parce qu’une connaissance est une connaissance de propriétés (les phénomènes), non une connaissance de l’entité à laquelle ces propriétés sont attribuées.

La dichotomie philosophique entre l’individu inconnaissable et l’universalité connaissable des propriétés est très ancienne et très disputée. Mais les propriétés n’ont qu’une existence de commodité théorique dans la méthode proposée par Moretti. Il ne saurait donc être question d’une position réaliste.



2) LE MATERIALISME:

L’originalité de la méthode de Moretti consiste à importer les méthodes positives utilisées dans les sciences naturelles et sociales non pas pour connaître les objets, mais déterminer les objets qui doivent être connus. On ne saurait donc, sans commettre une erreur d’interprétation, lui attribuer l’intention d’interpréter les textes à la lumière de méthodes héritées d’autres disciplines. Mais la question de l’interprétation des data restent entièrement ouverte :

« C’est donc la quantification qui pose le problème et la forme qui offre la solution. Mais permettez-moi d’ajouter : avec un peu de chance. Car la dissymétrie entre un explanandum quantitatif et un explanans qualitatif vous laisse souvent avec un problème parfaitement clair… et pas la moindre idée pour le résoudre. » (p 59)

Comme on peut le lire, l’interprétation, selon Moretti, doit quitter le formalisme et l’approche quantitative pour pouvoir trouver des solutions aux problèmes posés. Mais quelle est la voie appropriée ? La perplexité exprimée par Moretti dans ce passage n’est pas que « rhétorique », car il manifeste assez souvent des doutes sur les solutions qu’il avance. En dépit de ses doutes, Moretti continue à défendre la conception matérialiste de la forme, non seulement parce que ses méthodes sont objectives, mais parce que le matérialisme qu’il définit permet d’éviter les écueils de l’internalisme et de l’externalisme.

2-a) L’impossibilité de l’internalisme:

Ce qu’il faut entendre par « interprétation internaliste » correspond à ce que les Anglophones nomment Theory ou close reading : une approche issue des réinterprétations anglo-américaines du postmodernisme et du structuralisme. La Theory consiste, d’une part, à traiter la littérature comme une sorte de connaissance infiniment supérieure à toute connaissance rationnelle, et, d’autre part, à analyser chaque mot d’un texte comme le symbole ou le chemin vers ce savoir non rationnel ou rationnel en un « autre sens », en dehors de toute référence aux conditions socio-politiques qui environnent le texte.

La première raison pour laquelle Moretti ne saurait accepter cette approche est évidente : avec le formalisme, l’objet de la connaissance n’est plus le texte mais le modèle élaboré par des méthodes rationnelles. Le but de cette manœuvre est de remettre en question la croyance dans le pouvoir épistémique du texte. Non seulement cette croyance paraît incompréhensible, mais elle est accompagnée par des manifestations d’adoration quasi religieuse envers un petit corpus de texte (Kafka, Joyce, Derrida…), qui limite considérablement les possibilités de l’histoire de la littérature et génère des attitudes complaisantes envers des interprétations manifestement fausses.

L’inadaptation de l’approche internaliste face aux problèmes de l’histoire de la littérature est une autre raison pour ne pas l’accepter. Il est clair qu’on ne voit pas comment ce type d’approche peut expliquer pourquoi « plusieurs genres disparaissent ensemble du champ littéraire » (p 54) ou pourquoi certaines œuvres connaissent un certain succès (chapitre 3 : Arbre) quand d’autres sont délaissées. Et cette impossibilité provient du fait que la Theory admet implicitement et sans interrogation le pouvoir de certains textes sans pouvoir le justifier. Il apparaît donc qu’il faut abandonner le '' close reading'' pour pouvoir répondre aux problèmes posés par le formalisme.


2-b) Les défauts de l’externalisme marxiste:

Rejeter l’internalisme, c’est préférer la solution de l’externalisme. Classiquement, l’externalisme est la position selon laquelle le savoir est conditionné par des facteurs socio-politiques ou, dans une version plus forte, est totalement réductible à ces conditions. Chez Moretti, l’externalisme est identifié à un mouvement qui lui est familier : le marxisme :

« La cause lointaine de ces choix repose dans ma formation marxiste, qui fut profondément influencée par Galvano Della Volpe et éveilla donc en moi (en principe, si ce ne fut toujours en pratique) un très grand respect pour l’esprit scientifique. Ainsi tandis que, ces dernières années, la théorie littéraire cherchait son inspiration dans la métaphysique française et allemande, je persistais à penser qu’il y avait en réalité bien plus à apprendre des sciences naturelles et sociales.» (pp 33-34)

Laurent JeanPierre, l’auteur de la préface, explique de manière pertinente le rapport de Moretti au marxisme. Le moins qu’on puisse dire est que Moretti ne souscrit pas à la version forte de l’externalisme, parce que Moretti ne pense pas qu’on puisse soutenir sérieusement la « théorie du reflet » (p 15), ou le fait que l’art est la reproduction symbolisée de mécanismes sociaux, pour expliquer le contenu, la forme, la genèse et la place dans l’histoire qu’une œuvre a occupée. Autrement dit, on ne peut pas déduire le contenu, la forme, la genèse des œuvres des seuls rapports sociaux contemporains de leur production.

Par conséquent, les data établis par le formalisme sont autonomes. Cela étant dit, ce serait une erreur d’abandonner les apports « scientifiques » du marxisme pour rendre compte des phénomènes littéraires : « Déduire de la forme d’un objet les forces qui ont agi ou agissent sur elle : on ne voit pas de meilleure définition de ce que devrait être la sociologie de la littérature. » (p 92). La différence entre l’externalisme marxiste et l’externalisme formaliste de Moretti est le refus, pour le second, d’un cadre d’explication (les rapports de force) univoque pour l’ensemble des phénomènes littéraires.

2-c)Les défauts de "l’externalisme formaliste"
Certaines formules, de la main de Moretti, expriment l’insatisfaction de l’auteur face à la conception matérialiste de la forme :

« Je conclue donc ici sur une note de perplexité : faute de mieux, une sorte de mécanisme générationnel semble la meilleure manière de rendre compte de la régularité du cycle de la production romanesque –mais ce concept de « génération » est lui-même très discutable.» (p 55)

L’auteur reconnaît lui-même l’insuffisance de ses propositions. Les raisons de cette insatisfaction sont faciles à comprendre et sont au cœur même de la méthode de Moretti :

« Mais ce qui est vraiment important ici, c’est moins la réponse spécifique que la totale hétérogénéité du problème et de la solution : pour analyser des données quantitatives, j’ai dû abandonner l’univers quantitatif et me tourner vers la morphologie : évoquer la forme pour expliquer les chiffres. » (p 58)

La difficulté est précisément dans l’hétérogénéité : la relation entre le phénomène (la forme) et l’interprétation (le matérialisme) est si ténue qu’elle pourra apparaître à certains lecteurs comme arbitraire. Interpréter, par exemple, l’apparition et la disparition des genres par le cycle des générations peut sembler insuffisant, parce que, si les lecteurs sont bien un élément externe aux genres, ils ne sont pas le seul élément commun qui connaît des modifications régulières. D’autres facteurs peuvent prétendre à cette place : les gouvernements, les maisons d’édition… Ce qui manque c’est le critère qui permette d’indiquer qu’il s’agit de ce facteur et non d’un autre, ou le critère qui compense l’hétérogénéité de la relation.

Il n’est pas question de développer une théorie de l’interprétation complète et totalement satisfaisante ici. Toutefois, on peut suggérer que la hâte avec laquelle il quitte le domaine quantitatif et que l’identification un peu réductrice de l’internalisme au ''close reading'' ont peut-être un rôle à jouer dans les difficultés que rencontrent la conception matérialiste de la forme.



3) LA TOTALITE:

3-a) Le primat de la structure:
Franco Moretti reconnaît lui-même que le point fort de sa méthode n’est pas l’interprétation, mais l’explication (les modèles formels) :

« … les modèles que j’ai présentés partagent aussi une préférence nette pour l’explication sur l’interprétation ; ou peut-être, pour le dire mieux, pour l’explication des structures générales sur l’interprétation des textes singuliers… l’objectif ici n’était pas de proposer une nouvelle lecture de Waverley, des Schwarzwälder Dorfgeschichten ou des Malavoglia, mais de définir ces configurations plus vastes qui les conditionnent nécessairement… » (p 126)

Les modèles sont de trois types : les graphes (les cycles temporels des genres établis par l’histoire quantitative), les cartes (les configurations des rapports sociaux établies par la géographie) et les arbres (l’évolution des œuvres établie grâce au diagramme morphologique arborescent de la biologie darwinienne). Ces trois diagrammes, outre leur intérêt intellectuel, participent de l’originalité visuelle de ce livre.

Graphes, cartes et arbres sont des manières d’analyser et de comparer des phénomènes qui ne sont pas des propriétés d’un seul texte, comme on l'a déjà vu. Il n’est même pas question de trouver quel est l’effet produit pas ces phénomènes dans un seul texte (ce que serait l’interprétation). Le but de Moretti est d’élaborer des phénomènes autonomes des textes qui leur sont malgré tout reliés de manière « nécessaire ».

Le terme « nécessaire » est sans doute un peu fort. Je crois qu’il a surtout une valeur « rhétorique », au sens où Moretti veut simplement souligner qu’il n’y a pas un rapport arbitraire entre la production d’une œuvre de tel genre ou la disparition de tel genre avec certains phénomènes plus « vastes », comme les cycles. Ces phénomènes plus « vastes », à mi-chemin entre la micro-histoire et la macro-histoire, Moretti les considèrent comme des « structures ». Étant donné la difficulté à identifier (voir 1-c) la position de Moretti sur les propriétés, il m’est difficile de dire ce que Moretti entend par « structure » : sont-ce des éléments réels ? des objets purement théoriques ? Je ne me sens pas en mesure de définir clairement sa position sur ce point.


3-b) L'exigence de totalité ou l'irrésistible ascension de l'ordinaire:
Dans les diagrammes, les grandes œuvres de la littérature ne sont que des points parmi d’autres : « Pamela, Le Moine, Persuasion, Oliver Twist –où sont-ils ? quatre petits points sur la graphe de la figure 2, impossibles à distinguer des autres ? » (p 41).

Ce que nous propose Moretti, ce n’est rien de moins que la fin d’une histoire littéraire et comparée fondée sur des jugements de valeur esthétique, la fin d’une histoire qui ne considère que l’extraordinaire au détriment de l’ordinaire :

« Mais que se passerait-il si les historiens de la littérature décidaient eux aussi de « déplacer leur regard » (Pomian toujours) « de l’extraordinaire vers le quotidien, des faits singuliers vers ceux qui apparaissent en masse » ? Quelle littérature trouverions-nous dans ces faits « qui apparaissent en masse » ? » (p 35)

« Déplacer leur regard », cela signifie mettre en suspens un jugement esthétique qui impose une restriction dans le champ historique. Il est clair que les historiens de la littérature, subissant la contrainte de l’esthétique, ont tendance à travailler sur un canon de textes qui ne peut pas être considéré comme représentatif de l’ensemble de la production. Pour l’Angleterre du 19ème siècle, Moretti émet l’hypothèse qu’environ 20 000 ou 30 000 romans furent publiés, tandis que les chercheurs se concentrent sur 200 œuvres environ. Certes, personne ne pourrait lire et analyser 20 000 ou 30 000 œuvres en une seule vie. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il est important de promulguer le travail collectif, la solidarité d’une communauté scientifique.

Il ne faut pas cependant croire que Moretti promulgue d’abandonner l’étude des œuvres « extraordinaires ». Ces œuvres doivent être l’objet d’un questionnement spécifique (pourquoi, par exemple, dans le genre des detective stories, les aventures écrites par Conan Doyle obtiennent-elles un si grand succès auprès du lectorat ?). Ce questionnement n’est pas conditionné par le jugement de valeur esthétique, mais par des conditions et des caractéristiques qui ont établies ou qui seront précisées par les modèles.

Par conséquent, les œuvres dites « extraordinaires » ou « ordinaires » dans une perspective sont soumises, dans un premier temps, à une même approche. En ne faisant aucune différence esthétique, Moretti promulgue une histoire totale du champ littéraire.




3-c) Les limites de la totalité:

En promulguant l’histoire littéraire de l’ordinaire contre l’histoire littéraire réductionniste ou « héroïque », Moretti semble proposer une véritable révolution. Il serait un peu exagéré de dire qu’elle n’a pas déjà eu lieu : l’histoire du livre, les méthodes de stylistique informatique, pour ne citer que ces pratiques, sont des disciplines bien développées. Outre le caractère « pseudo-messianique » du livre, l’histoire littéraire de l’ordinaire, telle qu’elle est proposée par Moretti, présente quelques défauts.

Pour commencer, il faut essayer d’entendre ce que Moretti veut signifier quand il veut rendre compte de toute la littérature. Quel est le référent de ce « toute » ? Une lecture attentive du premier chapitre nous instruit : il s’agit de toute la littérature présente sur le Marché. Étudier cette littérature, c’est déjà un grand pas et cela augmente considérablement le nombre de livres pris en compte.

Mais confondre toute la littérature et la littérature publiée sur le Marché entraîne deux difficultés. La première difficulté est qu’on ne voit finalement pas de raison, si on veut étudier toute la littérature, de se limiter au Marché. On sait par exemple que les maisons d’édition croule sous les manuscrits refusés. Pourquoi ne les prend-t-il pas en compte ? Il est possible qu’ils modifient sérieusement les data. On sait aussi que de nombreux ouvrages sont diffusés, pendant certaines périodes, « sous le manteau ». Il faudrait quantifier ces ouvrages et les introduire comme variable dans les diagrammes afin de vérifier qu’ils ne modifient pas les explications. La littérature ne se réduit pas au Marché et ce serait une erreur de procéder à une telle réduction si on veut expliquer toute la littérature.

La seconde difficulté résulte de la conception du Marché telle qu’elle est exprimée dans ce livre. Cherchant à rendre compte, dans le premier chapitre, de data qui concernent le XIXème siècle, il s’appuie sur les données telles que : « l’ensemble de la production du roman en Grande-Bretagne de 1740 à 1840 ». Mais il n’est pas certain que cette approche puisse être utilisée pour modéliser la production de la littérature au XXème siècle, à cause de la complexification considérable du Marché. L’apparition de lectorats captifs (par exemple, les étudiants), la politique de réédition en livre de poche… modifient sérieusement les rapports entre les lecteurs et les auteurs. Autrement dit, les modèles qu’on peut établir au 20ème siècle n’expriment pas seulement les goûts des lecteurs, mais les rapports complexes entre les lecteurs, les auteurs et le monde de l’édition (pris au sens le plus large).

La dernière difficulté que je soulèverai est formulée, dans la préface, par Laurent Jeanpierre. On sait que le dernier chapitre est consacré à la survie littéraire et essaie de comprendre comment certaines œuvres ont une durée de vie plus étendue que d’autres. Moretti s’appuie sur cette proposition (citée) de Darwin : « Les variations avantageuses seules persistent, ou, en d’autres termes, font l’objet de la sélection naturelle. » (p 100). Toute la difficulté se trouve dans l’interprétation du « bénéficiaire » de cet avantage : le procédé littéraire (mais qu’est-ce que cela signifie ?) ? L’auteur ? Le lecteur ? Le champ littéraire ? Il se trouve que Moretti ne répond pas précisément à cette question, si bien qu’on en vient à douter de la pertinence du modèle arborescent pour rendre compte de la survie des œuvres. Donc les raisons de la survie des œuvres dans la totalité de la production restent encore floues.


Note:

Un long extrait du livre, contenant des figures obtenues à l'aide des méthodes quantitatives, peut être lu sur le site Vox poetica.


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Saturday 30 August 2008

Pablo Casals et Yehudi Menuhin

J'ai essayé ce matin de faire comprendre à ma fille aînée Esther la différence entre le violoncelle et le violon. Et pour ce faire, je lui ai montrée les plus grands: Pablo Casals et Yehudi Menuhin.
Voici les extraits "pédagogiques" que j'ai utilisés.


Yehudi Menuhin
(1916-1999)







Pablo Casals (1876-1976)



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Sunday 17 August 2008

Questionnaire!

Forian Cova propose à tout le monde de remplir un questionnaire où l'on peut distribuer des blâmes et des louanges... N'hésitez pas à y participer!


FLorian Cova, a young French researcher in experimental philosophy, invite us to complete a questionnaire , for his research. Feel free to participate! (French only).


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Friday 25 July 2008

Insolences, dérisions, railleries, et autres manifestations de l'esprit

Après les mauvaises pensées choisies des écrivains, voici une petite sélection de réparties, tirées de: Jean Piat et Patrick Wajsman, Vous n'aurez pas le dernier mot! Petite anthologie désinvolte des plus belles réparties, Albin Michel, Paris, 2006.

*Le chansonnier et poète Albert Willemetz avait presque autant d'esprit que son ami Sacha Guitry. À la fin, c'est pourtant bien Sacha qui aura le dernier mot. Il souffre le martyre. Albert W. se désole, à son chevet:
- C'est affreux, pour un vieil ami comme moi, de te voir dans cet état.
-Dans ce cas, proposa Sacha d'une voix faible: fâchons-nous!


*Lettre enflammée de Victor Hugo à Arthur Rimbaud: "Poète admirable, je vous aime!"
Réponse de Rimbaud, par retour de courrier: "Je sais que ce n'est pas facile, mais tâchez de m'oublier; voyagez!"


*Au milieu d'un dîner bien arrosé, un invité se vante auprès de Marcel Aymé:
-Moi, je me suis fait tout seul!
-Ah, lui répond Marcel Aymé, monsieur, vous déchargez Dieu d'une bien grande responsabilité.


*Au restaurant, Alphonse Allais examine avec soin la carte et le menu. Il finit par commander:
-Donnez-moi, pour commencer... une faute d'orthographe!
Et le garçon, imperturbable, répond du tac au tac:
-Il n'y en a pas, monsieur Allais.
-Alors, dans ce cas, pourquoi les mettez-vous sur le menu?


*À la mort de Gide, Roger Nimier envoie à François Mauriac -qui redoutait par dessus tout d'aller en Enfer- le télégramme suivant:
"Enfer n'existe pas. Stop. Donne-toi du bon temps. Stop. Préviens Claudel. Stop. Signé: Gide."


*À l'occasion de quatre-vingtième anniversaire, Winston Churchill pose pour la photo traditionnelle:
-J'espère, dit la jeune photographe, que je pourrai prendre, un jour, la photo de votre centenaire.
-Et pourquoi pas, lui répondit Churchill, mademoiselle, vous avez l'air en pleine forme!


*"Maître, pourriez-vous faire plus court?" demandait, impatient, un président de tribunal à Albert Naud, qu'il trouvait trop prolixe. Sans s'émouvoir, celui-ci termina sa plaidoierie en quatre phrases.
Il désigna du doigt son client:
-Lui, innnocent!
Puis la partie civile:
-Lui, méchant homme!
Puis le président:
-Toi, bon juge!
Et, en se rasseyant:
-Moi, fini!


*Voltaire se promène avec un de ses amis, lorsqu'un prêtre, portant le saint viatique, vient à passer. Le philosophe ôte son chapeau.
-Vous seriez-vous réconcilié avec Dieu? s'enquiert son compagnon de promenade, surpris par ce geste.
-Nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas.


*Une admiratrice à un acteur de théâtre, Marcel Achard:
-Cher Maître, je ne rate jamais une de vos pièces!
-Moi si, hélas, chère madame, lui rétorqua l'académicien en souriant.


*Le 30 avril 1981, Ronald Reagan est blessé par une balle tirée par un déséquilibré. Au moment où le brancard pénètre dans l'hôpital, son épouse, Nancy, qui arrive de la Maison Blance, se précipite vers lui et lui chuchote quelques mots de réconfort. Le président, qui n'a jamais vraiment oublié sa carrière d'acteur de western, lui glisse:
-Désolé, chérie, cette fois, je n'ai pas plongé assez tôt!


*-Est-ce que la représentation a bien marché? demande-t-on à l'acteur de théâtre Jules Berry, après l'une de ses prestations?
-Pas mal, répondit-il: le souffleur a eu six rappels. (J B était réputé pour sa mauvaise mémoire...)


*Au cours d'un tête-à-tête Nixon-Brejnev au Kremlin, Nixon interroge le dirigeant russe:
-Comment fonctionne votre économie?
-C'est très simple. Ils font semblant de travailler et nous faisons semblant de les payer.


*Agatha Christie ne dédaignait pas les conférences pour s'expliquer sur son oeuvre. Une jeune fille se lève et lui demande:
-N'est-ce pas un choix étrange, madame, pour une romancière, d'avoir épousé un spécialiste des fouilles en Orient?
-Au contraire. Je ne saurais trop vous conseiller de faire comme moi. Épousez un archéologue. C'est le seul homme au monde qui regardera avec de plus en plus d'intérêt au fur et à mesure que vous vieillirez...


*Un noble aborde Adolphe Thiers et lui demande:
-Monsieur Thiers, de qui descendez-vous?
Thiers, d'un trait:
-Moi, monsieur, je ne descends pas. Je monte.


*Émile Littré ne fut pas seulement un grammairien hors-pair, il sut manier la langue avec beaucoup d'esprit, même dans les situations délicates. L'auteur du dictionnaire se trouve dans le lit conjugal avec une servante alors que son épouse entre sans prévenir:
-Ah, monsieur, vous me surprenez, dit-elle.
-Non, madame, corrige alors Littré, c'est nous qui sommes surpris. Vous, vous êtes étonnée.


*Au Conservatoire national d'art dramatique, Louis Jouvet, professeur, à François Périer, jeune élève:
-Si Molière voit comment tu interprètes ton Don Juan, il doit se retourner dans sa tombe.
Et Périer, sur le même ton, rétorque:
-Comme vous l'avez joué avant moi, ça le remettra en place.


*-Êtes-vous déjà allé à Bayreuth? demande-t-on à Woody Allen.
-Absolument pas. D'ailleurs, c'est mieux ainsi parce que chaque fois que j'entends du Wagner, cela me donne envie d'envahir la Pologne!


*François, comte de Montmorency-Bouteville, coupable de s'être battu malgré l'édit de Louis XIII contre les duels, fut conduit au billot en 1627. Le bourreau, un débutant nerveux, lui dit:
-Tenez-vous bien, monsieur le comte, c'est la première fois que cela m'arrive!
-Imbécile! Crois-tu que c'est la seconde fois que cela m'arrive à moi?

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Monday 21 July 2008

"La Foule" (Piaf), par Mattrach

À l'heure où le monde s'enflamme pour Édith Piaf, un jeune homme, Matthieu, surnommé Mattrach, exécute une superbe interprétation de "La Foule" (Piaf), sur une guitare accoustique.

Note pour les amateurs de chant lyrique: je publierai bientôt, à nouveau, des billets sur l'opéra.


La musique originale fut composée par Angel Cabral, en 1953, et les paroles de "Amore de mis amores", furent écrites par Enrique Dizeo. La transcription pour guitare fut réalisée par Roland Dyens.





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Wednesday 11 June 2008

Alma

J'ai le plaisir de vous annoncer la naissance d'Alma, notre deuxième fille. Vous pouvez visionner quelques photographies ici.

I am very proud to announce the birth of Alma, our second daughter. If you want to watch some photographs, please feel free to click here.

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Sunday 1 June 2008

"O Patria mia", Leontyne Price

Vous trouverez ici un enregistrement vidéo d'un extrait de l'opéra Aïda, "O Patria mia", interprété par L. Price, en 1962: un trésor du Bel Canto.

Genèse
En novembre 1869, le khédive Ismail, dirigeant de l'Égypte (le même qui, trois ans plus tard, participera généreusement au projet de Bayreuth organisé par Wagner et les wagnériens), annonce qu'il souhaite voir un nouvel opéra au Caire. Ce projet s'inscrit dans les célébrations consacrées à l'ouverture du Canal de Suez. Il demanda à G. Verdi (Busseto, 9 octobre 1813 - Milan, 27 janvier 1901) d'écrire l'oeuvre qui inaugurera le théâtre, dont l'ouverture était prévue pour novembre 1870. Verdi accepta en avril 1870. Mais, à cause de la guerre franco-prussienne, Aida, l'opéra qu'il composait, ne fut pas joué à l'ouverture: les costumes et les décors, préparés à Paris, ne quittèrent pas la capitale. L'opéra du Caire ouvrit avec Rigoletto. Et Verdi termina son oeuvre en décembre 1871, quelques semaines avant la première en Égypte. Elle fut interprétée le 24 décembre 1871, sous la direction Giovanni Bottesini. Elle reçut une vive acclamation.

L'intrigue de Aïda
Verdi a composé Aida, alors qu'il ignorait complètement la culture égyptienne. Il obtint l'aide de l'égyptologue français Auguste Mariette, qui composa un scénario et le secourut dans les méandres de l'histoire, de la religion et de la géographie égyptienne. Le livret, en 4 actes, fut composé par Antonio Ghislanzoni.
L'histoire est composée de deux intrigues.
1) Une intrigue politique: la scène se passe à Memphis, à l'époque des pharaons, durant la guerre entre les Éthiopiens et les Égyptiens. Radamès, choisi pour commander les armées égyptiennes contre les Éthiopiens, revient en vainqueur à Memphis. Il demande pour récompense l'amnistie des Éthiopiens et l'obtient. Tous sont libérés, sauf Amonasro, roi des Éthiopiens, père d'Aïda, l'esclave de la fille du pharaon, Amneris. Victime d'un complot, Radamès révèle à Amonasro des secrets militaires. Surpris par Amneris et Ramfis, le Grand prêtre, il se constitue en prisonnier et traître de la nation. Il est condamné à mort.
2) Une intrigue amoureuse: Radamès, capitaine de l'armée égyptienne, est amoureux de l'esclave éthiopienne, Aïda, de la fille du pharaon. Cette dernière, Amnéris, est amoureuse de Radamès. Amnéris, consciente de leurs amours, va tout faire pour les séparer et obtenir les faveurs de Radamès. Elle l'obligera à sacrifier sa position par amour pour Aïda. Lorsque la pierre du tombeau roule au-dessus de la tête de Radamès, il se lamente de ne pas pouvoir voir Aïda pour une dernière fois. Mais Aïda s'est cachée dans les lieux du supplice. Ils mourront ensemble, corps contre corps, comme les héros de Tristan et Iseult.

Leontyne Price chante "O Patria mia"
Cet air est tiré de The Art of Singing, NVC Arts, 1996. Il fut enregistré en 1962.
"O Patria mia" est l'air chanté par Aïda dans l'acte III. Il correspond au moment où Aïda attend Radamès pour s'enfuir. Il arrivera peu de temps après. Mais sur ces entrefaites, son père, Amonasro, l'aura persuadée de trahir Radamès.
Leontyne Price, née en 1927, est une soprane dramatique américaine. Elle s'est spécialisée dans l'interprétation des opéras verdiens.
Ce morceau est un joyau du Bel Canto. L. Price a un corps taillé pour le chant: un thorax très développé, un corps très équilibré, une énorme bouche... Et elle a une parfaite maîtrise des avantages physiques dont elle bénéficie.
Je m'appuie sur la dernière minute du morceau (3mn40 - 5 mn) pour commenter ses spécificités vocales. Je voudrais attirer l'attention de l'auditeur sur ce qu'elle fait à partir de 4mn22. L. Price se lance dans une vocalise très aiguë, puis on entend la voix se modifier peu à peu. Le type de modification qu'elle effectue est spécifique à L. Price et à cette interprétation.
L. Price a deux particularités: 1) une bouche énorme, ce qui lui permet d'avoir d'excellentes harmoniques dans les aigus; 2) un pharynx et un larynx très développés, ce qui lui permet d'avoir des harmoniques très généreux dans les graves. Dans la vocalise à 4mn22, elle joue avec ces deux avantages: on la voit d'abord entrain d'utiliser au mieux les résonateurs de sa bouche (détente parfaite de la mâchoire, grande ouverture), puis, on la voit progressivement descendre son larynx pour venir enrichir le son aigu d'harmoniques plus graves.
Toute son interprétation du morceau est fondée sur l'opposition des moments où elle utilise sa bouche comme résonateur et des moments où elle utilise plutôt les résonateurs du larynx et du pharynx. Cette particularité lui permet d'avoir une voix très "profonde" et très brillante.
Au fondement de son style vocal est l'acte physique qu'elle effectue pour faire les notes qui se trouvent entre "do" et "mi". Il semblerait qu'elle a construit sa voix sur son medium. C'est vers ce "centre" qu'elle revient, lorsqu'elle enrichit son aigu d'harmoniques plus graves. Ce "centre" donne à sa voix une grande homogénéité, en dépit de l'opposition entre la profondeur et la brillance.





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Friday 30 May 2008

Les Mauvais Génies (Lichtenberg)

"Je ne peux pas nier que la méfiance envers le goût de notre époque se soit élevée chez moi à une hauteur qui est peut-être blâmable. Voir tous les jours comment des gens obtiennent le nom de génies, comme les cloportes celui de mille-pattes, non pas parce qu'ils ont autant de pattes, mais parce que la plupart des gens ne veulent pas compter jusqu'à quatorze, a fait que je ne crois plus personne sans examen."
Lichtenberg, Sudelbücher, F, 971.

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Sunday 25 May 2008

"Vesti la giubba", Giuseppe di Stefano

Vous trouverez ici un extrait de The Art of Singing, NVC Arts, 1996. Giuseppe di Stefano y interprète "Vesti la giubba" (26 janvier 1958, avec le Royal Philharmonic Orchestra conduit par Eric Robinson). Vous y trouverez aussi un entretien avec ce ténor.

Vous trouverez quelques indications biographiques sur Giuseppe di Stefano dans le billet consacré à l'interprétation de "Una furtiva lagrima" par di Stefano, en cliquant sur le tag/libellé, dans la colonne de gauche, "Stefano (Giuseppe di)" ou en cliquant ici.

Pagliacci (1892) est un opéra constitué par un prologue et deux actes, composé par Ruggero Leoncavallo (23 avril 1857- 9 août 1919). Cet opéra narre l'histoire tragique d'un mari jaloux dans une troupe de la commedia dell'arte. La première eut lieu au Teatro dal Verme, à Milan, le 21 mai 1892, sous la direction d'Arturo Toscanini.

L'air chanté par di Stefano, "Vesti la giubba", est un classique du répertoire et un air très connu: Enrico Caruso vendit plus d'un million de disques de son interprétation.
"Vesti la giubba" est la conclusion du premier acte. Canio, le personnage qui le chante, est un clown, qui joue le mari trompé dans une pièce de théâtre. Il a revendiqué devant tous que sa femme ne le trompait pas, qu'il ne permettrait à aucun homme de s'approcher d'elle. Mais, avant la fin du premier acte de l'opéra, il surprend sa femme, Nedda, avec un autre homme, Silvio, entrain de fuir. Cependant la pièce de théâtre doit commencer, la troupe doit monter sur scène, Canio doit se préparer, enfiler son costume et jouer le mari trompé. "Vesti la giubba" est le chant d'un homme vaincu par le réel, humilié de devoir jouer ce qu'il est dans la "réalité".

Voici le texte en italien, avec une traduction de mon crû:
Vesti la giubba (revêt ton costume),
e la faccia infarina (et poudre ton visage).
La gente paga, e rider vuole qua (les gens te paient et ils veulent de te voir rire).
E se Arlecchin t'invola Colombina (et si Arlequin te vole Colombina),
ridi, Pagliaccio, e ognun applaudirà (ris, Pagliacco, et tous applaudiront)!
Tramuta in lazzi lo spasmo ed il pianto (ravale tes pleurs)
in una smorfia il singhiozzo e 'l dolor, Ah! (et camoufle ta douleur par un visage joyeux)
Ridi, Pagliaccio, (ris, Pagliaccio)
sul tuo amore infranto! (sur ton amour brisé)
Ridi del duol, che t'avvelena il cor! (ris de la douleur qui empoisonne ton coeur!)

Di Stefano est sans aucun doute l'un des plus grands ténors que le 20ème siècle a connu, tant sur le plan dramatique que sur le plan de la technique vocale. Il est même assez difficile de disjoindre les deux chez lui, car il trouve manifestement son énergie dans le rôle et les circonstances narratives qui affectent son personnage.
Du point de vue de la technique vocale, il n'y a rien, ou presque, à reprocher. La respiration est très haute: il gonfle la partie supérieure des poumons pour pouvoir respirer très rapidement (le temps de pause est très court dans ce morceau). Mais cette respiration est compensée par le fait qu'il bloque l'air avec la pression du diaphragme et les muscles de soutien. Cela se voit très nettement dans le fait que sa cage thoracique ne s'effondre pas au moment de l'expiration: sa posture reste droite, ferme, sans être tendue.
Aucune tension n'est remarquable dans son corps. La mâchoire, la gorge, la langue... sont bien détendus. Mais tout le monde sera sensible à l'impression de puissance qu'il dégage en chantant. G. di Stefano est une boule de muscle avec une énergie extraordinaire, qu'il vient puiser directement dans son interprétation du personnage. Aucune tension, mais une puissance de contraction musculaire vraiment impressionnante. Cette différenciation entre la contraction musculaire et la tension se remarque par un fait anodin: il cligne des yeux de manière détendue alors qu'il chante avec puissance.
L'auditeur sera sensible à la très belle diction de di Stefano: aucun mot n'est avalé, les consonnes sont bien prononcées, les voyelles sonnent clairement. Di Stefano ne chante pas des notes: il se souvient qu'il chante des phrases. Contrairement à Bergonzi, qui a tendance, quelques fois, à hacher les mots, di Stefano prend toujours en compte la dimension linéaire de la phrase. Il en résulte que l'auditeur peut comprendre le texte sans le connaître au préalable.

En 1958, ses problèmes respiratoires ne le gênent pas encore assez pour altérer ses performances. À cette époque, il fait, avec Maria Callas, des sessions opératiques qui resteront dans les annales.
Bonne écoute!




Voici l'entretien:




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Saturday 24 May 2008

"Una furtiva lagrima", Giuseppe di Stefano

Vous trouverez ici un enregistrement de l'air "Una furtiva lagrima", interprété par Giuseppe di Stefano, en 1944.




Les amateurs de chant lyrique ont été très émus d'apprendre le 3 mars 2008, la mort de Giuseppe di Stefano.

Giuseppe Di Stefano (24 juillet 1921 – 3 mars 2008) est né en Sicile. En 1927, sa famille déménagea à Milan. Il fit son éducation dans une école jésuite et envisagea de devenir prêtre. À 16 ans, il commença à prendre des cours de chant avec le ténor Adriano Torchio. En 1941, après avoir remporté un certain nombre prix, il continua sa formation sous la houlette du bariton Luigi Montesanto.
La Seconde Guerre mondiale rendit son activité difficile: il fut appelé à remplir son devoir. Mais il réussit à échapper à l'envoi sur le front russe. Il resta peu de temps à Milan et s'enfuit en Suisse. Il revint en Italie à la fin de la guerre.

Le début officiel de sa carrière eut lieu le 20 avril 1946 en tant que Des Grieux, dans Manon de Massenet (1884), au Teatro Comunale, à Reggio Emilia. Il interpréta ce rôle à la Scala di Milano l'année suivante.
Le tournant international eut lieu dès 1948: le 25 février 1948, il est le Duce de Mantua dans Rigoletto (Verdi, 1851) au Metropolitan Opera (New York); en 1957, il interprète Nemorino dans L'Elisir d'amore (Donizetti, 1832) à l'Edinburgh Festival; et en 1961, il interprète Cavaradossi, dans Tosca (Puccini, 1900), au Royal Opera House et au Covent Garden (London).

Pour tous les amateurs, le nom de di Stefano est attaché à celui de Maria Callas. Leur duo, à la Scala ou ailleurs, sont d'une qualité exceptionelle. Il chanta aussi avec Leontyne Price, Victoria de los Angeles, Renata Scotto...
Au début des années 60, à cause de problèmes respiratoires, il doit mettre un terme à sa carrière opératique. Il consacre ensuite sa carrière à des récitals.

En novembre 2004, di Stefano et son épouse sont pris en chasse en voiture par des voyous alors qu'ils sortaient de leur maison (Kenya), rattrapés et violemment battus. Pendant plus jours, di Stefano reste inconscient. En 2007, il est rapatrié à l'hôpital San Raffaele à Milan, où il entre en coma. Il mort chez lui, à Santa Maria Hoè, près de Milan, le 3 novembre 2008.



Cet enregistrement, l'un des premiers qu'il effectue, date de 1944. À cette date, di Stefano est en Suisse. Deux sources sont possibles: soit la radio locale et HMV pour laquelle il effectua quelques performances; soit une admiratrice, Wala Dauwalder, qui fit des enregistrements privés.
L'air est extrait de l'opéra en deux actes L'Elisir d'amore (1831), écrit par Donizetti (1797-1848). Le livret fut écrit par Felice Romani, d'après le livret Le Philtre, d'Eugène Scribe. La première eut lieu le 12 mai 1832 à Milan. L'air "Una furtiva lagrima" est l'un des plus célèbres du répertoire. Il est chanté par Nemorino, un jeune premier, méditant sur une larme aperçue à l'oeil de la jeune femme, Adina, qu'il aime et dont il ne se croit pas capable de conquérir le coeur.
À cette époque, di Stefano a encore une voix très souple, car il n'a pas interprété de rôle trop lourd pour sa tessiture. En dépit d'une qualité médiocre, l'enregistrement laisse entendre la vivacité et la tonicité de la voix. On reconnaîtra immédiatement la maîtrise du pianissimo (que Bergonzi ne parviendra jamais à réaliser en dépit de son talent), qui repose sur une excellente technique de respiration.







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Friday 23 May 2008

"Torna a Surriento", Martinelli

Vous trouverez ici un extrait vidéo du documentaire The Art of Singing, NVC ARTS, 1996. Giovanni Martinelli y interprète un chant napolitain "Torna a Surriento" (Paghara-De Curtis), entregistré en 1931 (Vitaphone).

Giovanni Martinelli (22 October 1885, Montagnana – 2 February 1969, New York City) est certainement l'un des chanteurs d'opéra les plus célèbres du 20ème siècle. L'admiration qu'on lui porte est, à mes yeux, vraiment méritée.
Son professeur de chant fut Giuseppe Mandolini (Milan). Il débuta au Teatro dal Verme, en 1910, dans le rôle d'Ernani (Verdi, 1844). Son premier rôle phare fut Dick Johnson (Fanciulla del West, Puccini, 1910), sous la direction de Toscanini, à Rome. Il l'interpréta en 1912 à la Scala.
Sa carrière prit une dimension internationale en 1913. Il interpréta le rôle de Cavaradossi, dans Tosca (Puccini, 1900) à la Royal Opera House, à Londres. Il chanta le même rôle à Philadelphie, en 1913. Ses débuts au MET (Metropolitan Opera, New York) eurent lieu en novembre 1913, dans le magnifique rôle de Rodolfo, dans La Bohème (Puccini, 1896). Sa carrière se déroula principalement au MET, où il fit 32 saisons, interprétant 36 rôles différents (notamment Radames dans Aida, Otello, Calaf dans Turandot, Enzo dans la Gioconda, Eleazar dans la Juive), et accomplit 926 apparitions. On le vit aussi à Paris, à Londres.
Il mit un terme à sa carrière en 1950. Il chanta avec Rosa Ponselle, Guiseppe di Luca, Ezio Pinza.

Dans cet extrait, on peut admirer la "perfection" de sa technique vocale. Sa maîtrise de la respiration est tout à fait remarquable. Aucune tension dans la mâchoire, dans la langue, dans la gorge, ou dans un quelconque endroit du corps n'est notable. La technique du Bel Canto est l'efficacité et l'économie physique maximale, comme le montre très bien Martinelli: un maximum d'effets pour un minimum de causes (seuls les muscles nécessaires pour chanter sont utilisés). Et quel maximum! La puissance vocale de Martinelli est exceptionnelle. Le phrasé est parfait (on pourrait écrire ce qu'il chante). Les voyelles sonnent clairement. La voix reste souple tout en étant puissante.
En outre, cet extrait illustre très bien la spécificité de son timbre, qui a souvent été comparé au son d'une trompette. En effet, le timbre est très clair et très précis. Cet aspect est accentué par le fait que son timbre concentre dans un faisceau très condensé un ensemble d'harmoniques très nombreuses.

Le texte de "Torna a Surriento" tel qu'il est chanté dans cet extrait:
"Vide 'o mare de Surriento,
che tesoro tene nfunno:
chi ha girato tutto 'o munno
nun l'ha visto comm'a ccà.
Guarda attuorno sti serene,
ca te guardano 'ncantate
e te vonno tantu bene...
Te vulessero vasa'.
E tu dice: "I' parto, addio!"
T'alluntane da stu core...
Da la terra de l'ammore...
Tiene 'o core 'e nun turna'?
Ma nun me lassa',
nun darme stu turmiento!
Torna a Surriento,
famme campa'!"









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Un retour du Bel Canto? (Jonas Kaufmann)

Vous trouverez ici un enregistrement vidéo d'un extrait de Carmen, "La fleur que tu m'avais jeté", interprété par Jonas Kaufmann (London, 2006).


Pour les amateurs de voix de ténor en chant lyrique, ces dernières années furent un peu tristes. Il est impossible de se contenter d'Alagna et très difficile de se satisfaire de Villazon.
Toutefois, à l'écoute de cet enregistrement, il semblerait que le Bel Canto ne soit pas définitivement oublié. Ce jeune chanteur (né en 1970 à Munich), Jonas Kaufmann, apporte de réelles satisfactions techniques et dramatiques. Du point de vue technique, sa maîtrise de la technique respiratoire est très bonne. Le connaisseur appréciera le diminuendo sur "Je suis devenu une chose à toi", au niveau du passagio, ou breaking point de sa voix, sans craquer. Du point dramatique, le chanteur évite les extrêmes: il ne néglige pas le jeu théâtral (comme le faisaient les grands chanteurs italiens) et il ne sombre pas un jeu grimaçant et surfait (type Villazon).
Cependant, l'auditeur remarquera qu'il a tendance à contracter très souvent le pied de la langue. Tension inutile et à éliminer, qui donne, à l'écoute, une tonalité très gutturale sur certaines voyelles (le "o", notamment). En outre, le timbre est très pauvre en harmoniques (mais ce défaut peut être causé par la mauvaise qualité de l'enregistrement.
Cet extrait fut enregistré au Covent Garden, durant la saison 2006/2007. Il y jouait le rôle de Don José. Il reçut un triomphe mérité.








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Séminaire LIRE (CNRS-ENS LYON): littérature, musique et histoire

Gaëlle Loisel, une amie, participe à ce colloque de l'équipe mixte de recherche LIRE (19ème s.). Elle y exposera ses travaux sur Berlioz et Shakespeare.



Séminaire Lire
Journée des doctorants : 29 mai 2008

Organisation : Équipe 19e Lyon
29 mai 2008 : Journée des doctorants du LIRE

Programme

14h00 Pierre CRÉTOIS : « Le bien commun chez Rousseau »


On peut opposer deux conceptions de la vie publique : (a)une fondée sur l’union et donc sur l’accord de tous, (b) l’autre fondée sur le consensus et donc sur la gestion du désaccord entre les individus. La philosophie politique contemporaine tend à privilégier la seconde hypothèse, Rousseau préfère manifestement la première : la loi n’est pas un moyen de maintenir la paix sociale malgré la divergence des intérêts particuliers, elle n’est donc pas un consensus, mais la loi est l’expression unifiée de l’intérêt général à laquelle doivent être soumis les intérêts particuliers. Ceci entraîne deux conséquences importantes : (a) on ne calcule pas le bien commun en faisant la somme des intérêts et droits individuels, mais au contraire, les intérêts et les droits individuels doivent être distribués à partir d’une réflexion première sur l’intérêt général ; (b) l’expression du bien commun n’est pas le résultat d’un dialogue entre intérêts divergents cherchant un point d’équilibre entre eux, mais il est le résultat d’un monologue par lequel un « moi commun » (Contrat Social I,5) délibère sur les conditions du bien-être général. 14h25 : discussion

14h45 Elodie SALICETO : « Rome, Pauline, les Mémoires : Chateaubriand et la Muse néoclassique »

Nous développerons une réflexion qui pourra constituer l’épilogue d’un travail de doctorat consacré à la définition d’un néoclassicisme littéraire à travers les enjeux esthétiques de la représentation de l’Italie en France (1790-1820).

À partir des livres consacrés à Pauline de Beaumont, une mise en scène savamment orchestrée des Mémoires d’outre-tombe, nous tâcherons de montrer comment cette figure semble a posteriori synthétiser la démarche néoclassique de Chateaubriand, en particulier dans la tension entre le tragique de l’Histoire et une logique réaffirmée de continuité patrimoniale. Le texte agit en effet à la manière d’un véritable dispositif qui articule différents enjeux – esthétique, historique, mémoriel – tous intimement liés à l’inscription dans le sol romain.

D’abord présentée sous le signe de la perte, la Muse du moderne Orphée en vient à incarner à la fois la fracture et la pérennité du souvenir ; cette Muse de la modernité littéraire va permettre un premier pas vers la jointure de l’Ancien monde et du présent en refondation. 15h10 : discussion

15h30 pause

15h45 Gaëlle LOISEL : « Berlioz et Shakespeare à travers Lélio ou le Retour à la vie. »

Nos recherches portent sur la réception de Shakespeare et ses adaptations musicales par Hector Berlioz. A ce titre, nous questionnons à la fois l’œuvre littéraire (Mémoires, correspondance et critique musicale) et l’œuvre musicale du compositeur, afin de voir en quoi Shakespeare constitue une pierre angulaire de l’esthétique berliozienne.

À travers l’exemple de Lélio ou le Retour à la vie, nous envisagerons les modalités de présence de Shakespeare dans une œuvre musicale singulière : un mélologue. L’œuvre alternant monologues et pièces musicales variées, nous verrons comment s’articulent divers procédés, de la mise en scène de figures shakespeariennes par le biais de processus d’identification à l’adaptation musicale d’œuvres comme la Tempête, en passant par l’intégration de Shakespeare dans le cadre d’un discours critique sur la musique. 16h10 : discussion

16h30 Malgorzata ZIOLO : La cruauté : masculine/féminine ? La Marquise de Sade de Rachilde et « l’affaire Troppmann »

En 1869, l’opinion publique est profondément bouleversée par l’assassinat de huit personnes de la famille Kinck, commis par un jeune garçon de dix-neuf ans, Jean-Baptiste Troppmann. Ce crime mystérieux devient le sujet de nombreuses spéculations dans la presse, dans lesquelles transparaissent les principales préoccupations et craintes de l’époque : la famille, les conflits sociaux, le nationalisme, l’homosexualité.

La protagoniste de La Marquise de Sade, roman de Rachilde paru en 1887, s’identifie explicitement avec un des plus grands criminels du XIXe siècle. Mary Barbe considère en effet la cruauté comme un moyen de transgresser l’ordinaire condition féminine, perçue comme celle de victime. Cette prise de distance par rapport au féminin passe par la figure de la mère, première source d’identification pour la fille.

Les penchants criminels, ceux du protagoniste de « l’affaire Troppmann », ainsi que ceux du roman de Rachilde, sont toujours associés à l’identité sexuelle trouble, féminisée dans le cas de Jean-Baptiste et masculinisée dans celui de Mary Barbe.

16h55 : discussion

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Saturday 17 May 2008

Littérature, connaissance et morale

Un entretien de J. Bouveresse à propos de la Littérature fait par Lire. Mai 2008.

Voici le lien de la page:
http://www.lire.fr/entretien.asp/idC=52375/idR=201/idG=8
par Jean Blain
Lire, mai 2008


Jacques Bouveresse a contribué de manière décisive - tant à travers son enseignement, à la Sorbonne puis au Collège de France, que par ses livres - à renouveler le paysage philosophique français. Son oeuvre, à mille lieues des modes et des idéologies qui ont dominé la vie intellectuelle de ces quarante dernières années, fait de lui une figure majeure de la philosophie française contemporaine. Philosophe au sens le plus classique du terme, sa tradition est celle d'Aristote, de Leibniz, de Frege, du cercle de Vienne, de Wittgenstein et de la philosophie analytique anglaise et américaine contemporaine. Mais, si la philosophie de la connaissance, qui est au centre de son oeuvre, l'a amené à traiter de questions - parfois très techniques - de logique ou de philosophie des sciences, la littérature y a également toujours été présente, et des auteurs comme Musil et Valéry ont régulièrement nourri sa réflexion. Dans son dernier livre, La connaissance de l'écrivain, il s'interroge sur ce qui fait de la littérature, et en particulier du roman, une voie d'accès privilégiée à certaines connaissances et vérités qu'elle seule semble en mesure de nous transmettre.


Pourquoi avoir consacré un livre à ce que vous appelez la «connaissance de l'écrivain»?

Jacques Bouveresse. La question de savoir si on peut légitimement parler d'une connaissance et/ou d'une vérité littéraires est une question que je me pose depuis longtemps. La littérature et les problèmes qu'elle soulève ont toujours beaucoup compté pour moi. Mais j'ai hésité à en parler en raison du climat de dogmatisme et même de terrorisme qui régnait encore il y a peu de temps dans la critique et la théorie littéraires. Cela rendait la tâche passablement difficile pour quelqu'un qui n'a pas envie de tenir le discours auquel on s'attend. J'avais parlé, il est vrai, assez régulièrement d'écrivains comme Valéry et Musil. Mais ce sont des écrivains que l'on peut appeler rationa- listes. Ayant une grande considération pour la science, ils accordent une importance extrême à la précision et ont peu de chances d'être considérés comme exemplaires par les adeptes de ce que l'on serait tenté d'appeler la «religion de la littérature» et même la «bigoterie littéraire».


Ou les «bigoteries littéraires», car il semble, selon vous, qu'il y en ait deux?

J.B. Il y a en effet au moins deux espèces de bigoterie dans ce domaine. L'une consiste à absolutiser le texte et à prétendre qu'il n'y a pas de hors-texte. C'est une façon de voir qui a été alimentée en particulier par le déconstructionnisme et a prospéré pendant un temps de bien des façons. Une autre forme de bigoterie est celle qui attribue à la littérature une mission quasiment sacrée qui résulte de la capacité qu'elle aurait de nous donner accès à une forme de vérité d'une espèce supérieure, évidemment beaucoup plus importante que la vérité scientifique. Mais on ne nous dit pas grand-chose sur le genre de vérité dont il s'agit et encore moins sur les raisons précises pour lesquelles on a besoin de la littérature pour y accéder. Or il se trouve que j'aimerais justement en savoir plus et que je n'ai jamais été sensible à cette volonté d'instaurer une sorte de compétition entre la science et la littérature pour la possession des seules vérités qui comptent réellement. J'ai toujours essayé d'avoir des relations aussi étroites que possible avec l'une et l'autre. Quand il s'agit de chercher son bien - le bien principal étant en fin de compte la vérité - je n'ai pas de difficulté à recourir simultanément ou alternativement à la science, à la philosophie et à la littérature.


Cette critique du discours dominant sur la littérature ne correspond-elle pas au fond à ce refus de toute posture héroïque qui caractérise votre conception de la philosophie?

J.B. Vous avez raison, cela entre tout à fait dans le cadre général de ce que j'ai essayé de faire, c'est-à-dire de montrer qu'on peut très bien vivre sans mythologie. On peut parfaitement défendre les choses importantes - la littérature en fait partie - sans avoir besoin d'entretenir à leur sujet une espèce de mythologie héroïsante, en particulier sans avoir besoin d'accepter cette vision si répandue de la littérature que je qualifierais de «religieuse» et même d' «idolâtre». On croit facilement que l'importance et la grandeur de la littérature ont besoin de s'abriter derrière un rempart de sublimité et de mystère. S'il y a une vérité littéraire, il ne faut surtout pas essayer d'expliquer en quoi elle consiste exactement. Celui qui cherche à préciser et à expliquer est facilement soupçonné, comme l'a été Bourdieu et comme je l'ai probablement été moi-même, d'être quelqu'un qui n'aime pas la littérature et veut même peut-être tout simplement sa mort. Le fait de ne pas aimer beaucoup le milieu littéraire et le genre de mythologie qu'il a tendance à développer à propos de ce qu'il fait n'a évidemment rien à voir avec une quelconque «haine de la littérature».


La littérature a, selon vous, une fonction cognitive. Autrement dit, elle nous procure des connaissances.

J.B. Je suis enclin à penser qu'il y a effectivement quelque chose comme une connaissance et une vérité pour l'obtention desquelles nous avons besoin de recourir à la littérature. Beaucoup d'écrivains partagent cette conception, même quand ils ne sont pas du tout d'accord sur le genre de réalité qu'il s'agit de représenter et sur ce qui distingue les oeuvres qui peuvent être qualifiées de «vraies» des autres. La préoccupation pour la vérité est aussi fondamentale chez Proust que chez Flaubert, par exemple, en dépit du fait que le premier considère le réalisme comme une illusion pure et simple. Proust accorde une importance extrême à la fonction cognitive de la littérature. Sa recherche est, comme il le dit explicitement, une recherche de la vérité - en l'occurrence, de quelque chose comme ce qu'on appelle la vérité de la vie. Mais j'ai l'impression que, quand il est question de la vérité et de la connaissance littéraires, le genre de théorie de la vérité et de théorie de la connaissance minimales dont on aurait besoin pour comprendre de quoi il s'agit est, encore aujourd'hui, complètement balbutiant. Je n'ai pas la prétention de disposer d'une réponse complètement satisfaisante; mais j'ai voulu au moins essayer d'y voir un peu plus clair.

En fait, l'incertitude commence lorsqu'on se demande si nous avons réellement besoin de concepts comme ceux de vérité et de connaissance pour rendre compte de la valeur et de l'importance que nous accordons aux oeuvres littéraires. Il se pourrait que la question de la validité et de la valeur soit ici à peu près sans rapport avec celle de la vérité. Mais dans ce cas il faut s'interroger sur le genre d'illusion dont sont victimes les écrivains qui, comme Proust et tant d'autres, attribuent une importance cruciale au problème de la vérité de ce qu'ils écrivent.


Ce concept de vérité est-il le même que celui du philosophe?

J.B. On a dit et répété que la littérature elle-même avait contribué à déconstruire radicalement et à rendre plus ou moins inutilisables des notions comme celles de représentation, référence, vérité, objectivité, etc., et des distinctions comme celles de la réalité et de la fiction. Je n'ai jamais cru rien de tel. La littérature n'a rien ajouté d'essentiel aux difficultés philosophiques que ces notions comportaient déjà et avec lesquelles tout le monde, y compris les écrivains, est aux prises. Et ce n'est pas parce qu'une notion suscite des perplexités et des difficultés philosophiques qu'elle doit devenir automatiquement suspecte. Je trouve donc tout à fait normal de s'interroger, en commençant par prendre au sérieux ce que disent sur ce point les écrivains eux-mêmes, sur le problème de la relation que la littérature entretient avec la connaissance et la vérité. Il semble à première vue difficile de nier que certaines oeuvres littéraires manifestent une forme de connaissance (de la réalité humaine, de la vie, etc.) assez stupéfiante, qui donne en outre l'impression d'être à peu près immédiate et incorrigible, mais on ne sait pas trop comment la caractériser. Qu'est-ce qui permet à l'écrivain de disposer de cette capacité de connaissance et de quelle façon est-elle liée à cette autre chose essentielle: le rapport spécifique que l'écrivain entretient avec le langage? Karl Kraus dit de Shakespeare qu' «il a tout su d'avance». Comment est-ce possible?


De quelle nature sont ces connaissances ou ces vérités que nous procure la littérature?

J.B. Le problème philosophique général est celui du genre de lien qui est susceptible d'exister entre la vérité et les moyens que l'on doit utiliser pour arriver à elle. Y a-t-il une vérité unique dont des vérités comme la vérité scientifique et la vérité littéraire, par exemple, sont des espèces ou bien avons-nous besoin de deux concepts de vérité différents pour parler de vérité dans leur cas? La vérité peut-elle être objective et universelle, et en même temps liée intrinsèquement à une façon déterminée de l'exprimer, au point où semble l'être la vérité littéraire, le degré de dépendance maximum étant évidemment représenté par le cas de la poésie? Si une vérité littéraire supposée peut être paraphrasée dans une forme non littéraire, s'agit-il encore d'une vérité littéraire au sens d'une vérité que seule la littérature est censée nous permettre à la fois de découvrir et de formuler adéquatement? Qui plus est, même si beaucoup de gens seraient d'accord, je pense qu'attribuer à la littérature une valeur de connaissance n'implique pas encore que cette connaissance soit la connaissance de vérités proprement dites. Il se pourrait que le genre de connaissance que nous procurent les oeuvres littéraires ne soit pas de l'espèce théorique et propositionnelle, mais plutôt du genre de ce qu'on appelle la «connaissance pratique». L'idée d'appliquer à la littérature des notions comme celles de connaissance et de vérité a été contestée radicalement à une certaine époque, parce qu'elle était censée faire partie de la conception «humaniste» de la littérature dont on nous expliquait qu'il était indispensable et urgent de se débarrasser. Aujourd'hui, on assiste à un retour en force de la conception humaniste, parfois sous sa forme la plus naïve, et l'idée que ce que nous attendons de la littérature est peut-être d'abord une forme de connaissance est accueillie beaucoup plus favorablement; mais cela ne signifie mal-heureusement pas que l'on soit prêt à faire des efforts sérieux pour essayer de la comprendre un peu mieux qu'elle ne l'a été jusqu'à présent.


En quoi consiste cette connaissance pratique?

J.B. Wittgenstein s'est, par exemple, interrogé sur la connaissance de ce qu'on appelle l'authenticité de l'expression d'un sentiment. A quoi reconnaît-on ce genre de chose? Il répond qu'il n'y a pas, dans ce cas-là, de règles, ni de système de la connaissance, tout au plus quelque chose comme ce qu'il appelle les «débris d'un système», qu'il faut accepter de laisser à l'état de débris. Quand on se demande à quoi on reconnaît qu'une oeuvre littéraire nous communique une vérité nouvelle et importante, je pense que la situation est un peu la même. Et il est probable que la connaissance morale est en grande partie une connaissance de ce type, pour laquelle il n'y a pas de théorie proprement dite et encore moins de système. Du même coup, on commence à comprendre un peu mieux pourquoi la littérature peut sembler à certains égards mieux adaptée que la théorisation philosophique pour le traitement de problèmes qui semblent habituellement relever en premier lieu de la philosophie morale. Selon Martha Nussbaum*, la littérature, sans rendre pour autant inutile la philosophie morale, est capable d'apporter une contribution essentielle, qui mérite, elle aussi, d'être appelée philosophique, à la réflexion morale. Cela signifie qu'elle ne se contente pas de fournir un matériau extrêmement riche et diversifié pour la réflexion en question, elle participe aussi directement, à sa façon, à celle-ci, notamment en contribuant à développer l'imagination morale et l'aptitude au raisonnement pratique. La question qui se pose inévitablement ici est celle de savoir ce qui confère à l'écrivain cette aptitude spéciale à la connaissance morale et cette connaissance plus développée et plus raffinée de la vie morale qu'il donne l'impression de montrer dans ce qu'il écrit. On peut, pour la connaissance morale au sens indiqué, se poser le même genre de question que pour la connaissance psychologique, sociologique ou autre. Est-ce parce que Proust est un psychologue et un sociologue aussi remarquable qu'il est un écrivain aussi extraordinaire? Ou bien est-ce l'inverse qui est vrai? Il se peut, bien entendu, que j'ignore des choses essentielles, mais je n'ai pas l'impression que l'on soit beaucoup plus avancé aujourd'hui qu'autrefois dans le traitement de ce genre de question. Musil, dont les connaissances en psychologie étaient celles d'un vrai professionnel, s'est posé le problème de savoir s'il y a une psychologie littéraire, une psychologie de l'écrivain, en plus de la psychologie scientifique, et il y a répondu par la négative. Mais un bon nombre de gens pensent le contraire.


Les écrivains dont vous parlez, et qui nous procurent cette connaissance morale, sont en même temps des critiques du moralisme. Pourquoi insistez-vous sur cet aspect-là?

J.B. Cela correspond chez moi à une tendance très ancienne. J'ai toujours été profondément révulsé par le moralisme sous toutes ses formes - peut-être pour avoir été exposé moi-même fortement à la tentation d'y céder - et donc prêt à accueillir avec sympathie les efforts qu'ont faits les écrivains pour critiquer le moralisme. J'avais été frappé, dans ma jeunesse, par la remarque de Karl Kraus: «Si la morale ne se cognait pas, elle ne serait pas blessée.» Deux auteurs auxquels je me suis intéressé spécialement de ce point de vue sont Henry James et Musil. Musil est un critique féroce du moralisme et même déjà simplement de l'idéalisme moral, qu'il considère comme responsable en grande partie de l'immoralité et de l'inhumanité qui caractérisent notre époque. C'est exactement le genre de question que je me pose à propos du prétendu «renouveau de l'éthique» dont on nous parle sans cesse depuis quelque temps. Je doute fortement qu'il signifie que notre époque s'est décidée à essayer de devenir réellement un peu plus morale. Musil voyait les choses à la façon de Nietzsche, qui dit dans une remarque de 1884: «L'honnêteté comme conséquence de longues accoutumances morales: l'autocritique de la morale est en même temps un phénomène moral, un moment de la moralité.» La critique radicale de la morale qui est développée, implicitement ou explicitement, dans certaines oeuvres littéraires et qui les a fait accuser assez souvent d'immoralisme est aussi un moment de la moralité et une contribution importante au progrès de la connaissance morale. Si j'ai fait moi-même quelques progrès dans le sens qu'indique Musil, c'est en grande partie grâce à la littérature, plutôt qu'avec l'aide de la philosophie.


Ce moralisme ne fait-il pas le plus souvent assez bon ménage avec la philosophie morale? Et n'est-ce pas précisément la raison pour laquelle la littérature est si précieuse?

J.B. C'est l'idée que défend Martha Nussbaum, et je suis assez d'accord avec elle sur ce point. Les philosophes - avec des exceptions, comme Aristote, qui constitue pour elle la référence principale - cèdent facilement à la tentation de faire reposer la morale entièrement sur l'idée du devoir et de suggérer qu'on peut nettement distinguer, dans pratiquement tous les cas, entre ce qui est bien et doit être fait et ce qui est mal et doit être évité. Cela ressemble malheureusement à une simplification qui ne correspond pas vraiment à la réalité. On risque toujours de sous-estimer fortement la complexité, l'ambiguïté, l'indécision des situations morales et même de se méprendre à peu près complètement sur ce qu'est véritablement un problème moral et sur la façon dont il se résout (ou ne se résout pas). Car on pourrait dire que souvent il n'y a tout simplement pas de solution. «La vie, dit Gide dans la préface d'Armance, nous propose quantité de situations qui proprement sont insolubles et que seule la mort peut dénouer, après un long temps d'inquiétude et de tourment.» Or les romanciers nous donnent, à mon sens, une idée beaucoup plus plausible que la plupart des philosophes de ce qui se passe réellement, sur ce point, dans la vie morale. Wittgenstein estimait que très souvent on peut lire des ouvrages entiers de philosophie morale dans lesquels il n'est pas posé un seul problème moral. Un romancier comme Henry James était précisément très sensible au fait que dans bien des cas la solution d'un problème moral ne peut être connue qu'après coup, en fonction de la manière dont les choses vont tourner, la chance et la malchance jouant souvent ici un rôle important, que la philosophie morale a du mal à prendre en considération, car elle se place de préférence avant le moment où l'action va être décidée et fait comme si la délibération devait toujours pouvoir nous indiquer clairement ce qu'il faut faire ou éviter. Or très souvent cela ne se passe du tout ainsi. C'est un point sur lequel un philosophe comme Bernard Williams a insisté avec raison. Et ici il semble peu discutable que les moyens de la littérature sont précieux et peut-être même indispensables. Dans la vie morale il est rarement question d'appliquer à une situation déterminée des règles données d'avance. C'est presque toujours beaucoup plus compliqué. Et il faut, pour arriver à ce qui apparaîtra comme une solution, mais peut-être seulement après coup, de l'imagination morale. Or les ressources de la littérature jouent un rôle irremplaçable dans la formation et le développement de l'imagination morale. Notre éducation morale s'est, du reste, faite en grande partie par la fréquentation des oeuvres littéraires


La question morale à laquelle s'intéressent les romanciers consiste-t-elle à se demander: comment devons-nous vivre? Quelle est la vie bonne ou juste? Ou ne s'agit-il pas plutôt, parfois, de se demander tout simplement: comment vivre? Qu'est-ce que vivre?

J.B. Oui, cela fait également partie, à mon avis, de la contribution que la littérature peut apporter à la connaissance morale. Une réflexion capable à un moment donné de regarder en face le néant radical de la vie, au moins comme une perspective possible, peut aussi faire partie de cela. Nous sommes tous susceptibles d'éprouver à un certain moment la sensation que, comme le dit Virginia Woolf, il n'y a peut-être finalement rien, rien qui vaille la peine en tout cas. Or, pour nous rappeler ce genre de choses, les écrivains me semblent, de façon générale, disposer de moyens bien supérieurs à ceux des philosophes de l'absurde et des philosophes en général. Si on estime que les oeuvres littéraires, en particulier les romans, nous montrent des possibilités auxquelles nous ne pensons pas naturellement, il faut qu'elles soient autorisées à nous montrer aussi cette possibilité-là. Mais, bien entendu, nous la montrer ne veut pas dire, même si c'est fait avec le plus grand talent, nous contraindre à l'accepter.


Cela n'a-t-il pas à voir avec ce que vous appelez l' «héroïsme ordinaire» et que vous retrouvez même chez Proust?

J.B. Proust, en effet, bien qu'il soit convaincu que les grandes oeuvres de la littérature ont un pouvoir d'anticipation et de transformation important en ce qui concerne la morale, ne donne pas l'impression de chercher à provoquer une sorte de transmutation radicale ou de renversement complet des valeurs. Il apprécie manifestement, chez certains de ses héros, un bon nombre de qualités morales qui sont de l'espèce la plus ordinaire comme la discrétion, la gentillesse, le désintéressement, le courage, etc. C'est un aspect du problème que l'on retrouve également, sous une autre forme, chez Flaubert. L'ennemie véritable, pour lui, est la bêtise sous toutes ses formes, et spécialement la bêtise de la morale conventionnelle; mais l'ironie et le sarcasme ne visent jamais les qualités et les vertus morales ordinaires, en tant que telles. Bien qu'il n'aime pas beaucoup manifester ce genre de sentiment, il ne dissimule pas toujours son admiration pour le genre d'héroïsme silencieux que la vie exige et obtient souvent des plus humbles. Le fait que, comme dit Musil, l'écrivain explore des «chemins latéraux» pour la morale n'implique pas nécessairement qu'il prêche une morale d'exception, faisant fi des vertus morales traditionnelles. «L'honnêteté, dit Flaubert, dans une lettre de 1878, est la première condition de l'esthétique.»


Et que diriez-vous des autres formes littéraires, la poésie, par exemple?

J.B. Pour être complet, il aurait fallu parler aussi des autres genres littéraires, et en particulier de la poésie. Mais j'ai été, je l'avoue, sensible aux raisons qui ont conduit Martha Nussbaum à accorder, dans ce domaine, une position et un rôle privilégiés au roman. Elle pense, par exemple, que si l'on souhaite, comme elle, défendre une conception aristotélicienne de l'éthique, au sens large, le meilleur choix à faire pour formuler et étudier ce genre de conception pourrait bien être celui des formes et des structures de certains romans. Je ne sais pas si j'aurai un jour le courage de m'attaquer au problème sous sa forme la plus générale, Mais c'est sûrement ce qu'il faudrait faire, ce qui impliquerait en particulier un examen sérieux de la prétention à une forme spéciale et essentielle de connais-sance et de vérité que l'on attribue fré-quemment à la poésie. Mais c'est une tâche devant laquelle j'ai toujours reculé avec appréhension, notamment à cause du risque que l'on court presque fatalement de heurter de front des convictions et des sentiments qui sont de nature quasiment religieuse.


Reste la question de la forme ou du style. Quel rôle jouent-ils dans l'accès à cette connaissance pratique que nous procure, selon vous, la littérature?

J.B. Il y a la question de l'inséparabilité du contenu et de la forme, qui semble caractériser la littérature, et il y a en plus celle du lien qui est susceptible d'exister entre cette inséparabilité et le caractère pratique de la connaissance concernée. Musil a réfléchi à la façon dont l'inséparabilité du contenu et de la forme pourrait être ce qui permet à la littérature d'influencer avec une efficacité aussi remarquable non pas seulement l'intellect, mais également l'affectivité, la volonté et l'action; et il a utilisé, pour ce faire, la connaissance qu'il avait de la psychologie de la forme. Martha Nussbaum soutient que le choix d'une forme et d'un style constitue une assertion d'une certaine sorte et peut avoir lui-même une valeur de connaissance. J'ai eu pendant longtemps, je l'avoue, une certaine difficulté à accepter ce genre d'idées, en tout cas en ce qui concerne la philosophie: il me semblait que la connaissance philosophique, si elle existe, devrait rester aussi impersonnelle, abstraite et indifférente à la forme qu'il est possible. Je vois les choses assez différemment aujourd'hui, mais je conti- nue à me méfier du style un peu trop «littéraire» en philosophie et à penser qu'il y a trop de gens qui croient qu'ils pensent profondément simplement parce qu'ils savent écrire.


Cela signifie-t-il que le philosophe ne doit pas être un écrivain?

J.B. Quand j'ai commencé, dans le milieu des années 1960, un philosophe était censé devoir être aussi et même peut-être d'abord un écrivain; et les philosophes qui comptaient le plus, Foucault, Deleuze, Serres, Derrida, Althusser lui-même, etc., étaient célébrés au moins autant pour leur façon d'écrire que pour leurs idées philosophiques révolutionnaires. Il y avait même des gens qui expliquaient que la philosophie avait épuisé ses possibilités et que c'était désormais à la littérature de s'occuper de ses problèmes (selon d'autres, c'était plutôt aux sciences humaines de le faire). Rétrospectivement, je me reproche surtout d'avoir cru naïvement que ce genre de déclaration méritait d'être pris au sérieux et discuté. Mais la question demeure. Julien Gracq, dans La littérature à l'estomac, parle d'une formidable manoeuvre d'intimidation de la littérature par le non-littéraire et il explique qu' «un engagement irrévocable de la pensée dans la forme prête souffle de jour en jour à la littérature: dans le domaine du sensible, cet engagement est la condition même de la poésie, dans le domaine des idées, il s'appelle le ton: aussi sûrement Nietzsche appartient à la littérature, aussi sûrement Kant ne lui appartient pas». J'ai envie de répondre deux choses. D'une part, il y a eu aussi et il continue à y avoir de formidables manoeuvres d'intimidation de la philosophie par la littérature et par le littéraire en général. D'autre part, on aimerait beaucoup en savoir un peu plus sur le genre de contribution spécifique que l'engagement dans la forme apporte à la connaissance philosophique, si c'est bien elle qu'on cherche. Il est vrai que même cette question-là - celle de savoir s'il y a ou non une connaissance philosophique - n'est pas décidée et qu'un philosophe digne de ce nom ne devrait pas se permettre de traiter comme si elles étaient résolues des questions qui, en réalité, ne sont même pas vraiment posées.


* Philosophe américaine (née en 1947), professeur à l'université de Chicago.

Bio-bibliographie
Jacques Bouveresse est né en 1940. Professeur au Collège de France depuis 1995 où il est titulaire de la chaire de «philosophie du langage et de la connaissance». Il est l'auteur de près d'une trentaine d'ouvrages, dont plusieurs consacrés à Wittgenstein (parmi lesquels Wittgenstein: la rime et la raison, Minuit, 1973, et Le mythe de l'intériorité, Minuit, 1976), qu'il a largement contribué à faire découvrir en France, ainsi qu'à Robert Musil (L'homme probable, L'Eclat, 1993, et La voix de l'âme et les chemins de l'esprit, Seuil, 2002).





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Friday 16 May 2008

Hypothèse sur les états mentaux "esthétiques"

Comment caractériser ce qu'on éprouve au moment de la lecture d'un poème? Quelles sont les modifications de la conscience pendant la lecture?
J'essaie de démontrer dans ce billet que les états mentaux sont des émotions d'un type spécifique.

Ce texte fut écrit à la suite d'une discussion sur le blog de Julien Dutant, Philotropes. Voici le lien de la page:

HYPOTHESE SUR LES ETATS MENTAUX ESTHETIQUES

Introduction:
Déclarer « Le poème de Baudelaire « Les Correspondances » est beau », c’est moins évaluer l’œuvre qu’exprimer un certain état du sujet. Le problème consiste à identifier l’état de ce sujet.


1) Les états mentaux « esthétiques » ne sont pas des expériences poétiques.

a) Les états mentaux « esthétiques » en tant qu’expériences poétiques :

-Les états mentaux esthétiques sont interprétés parfois en termes d’ « expérience poétique ». La thèse consiste à dire que les états mentaux esthétiques sont un type spécifique d’état de la conscience, irréductible aux autres types de manifestation de la conscience.
-Chez Kant (Critique de la faculté de juger), la thèse est démontrée de cette manière :
a) Un sujet est affecté par des objets.
b) Le sujet a la propriété d’avoir un certain rapport à son expérience (distinction entre la sensation et le sentiment).
c) Le sentiment peut être subjectif : le plaisir et la peine.
d) Le sentiment peut être objectif : le sentiment du beau (état mental « esthétique »). Il est la matière du jugement de goût. Il se présente à la conscience avec une exigence d’universalité qui la rend communicable en droit et qui le distingue du plaisir.
e) Par la méthode de la réflexion, on voit que le sentiment est l’articulation du cas particulier et des principes a priori sans concept (symbolisation des Idées).
f) On en conclut qu’un état mental « esthétique » est une expérience poétique. Expérience, car elle repose sur une sensation, une affection d’un objet. Poétique, car elle est un rapport déterminé de facultés, irréductible aux autres états du sujet (ni moral, ni épistémique).


b) Discussion de la thèse :

La démonstration a cependant un défaut majeur. Elle repose entièrement sur la bipartition d’un sujet en sujet phénoménal et sujet transcendantal. Il est possible que le sujet éprouve une exigence d’universalité à l’expérience de la lecture de certains poèmes. Mais, d’une part, on ne voit pas la méthode qui permette de justifier un passage du sujet phénoménal au sujet transcendantal (la méthode de la réflexion est irréalisable) ; d’autre part, l’expérience poétique se manifeste à la conscience comme n’importe quel événement mental et en tant que telle, à la conscience d’un sujet, il n’est pas possible de faire la différence entre le plaisir et le sentiment.

Conclusion :
L’enquête sur les états mentaux doit abandonner la piste du sujet transcendantal et analyser le sujet phénoménal pour identifier la nature des états mentaux « esthétiques ».


2) À quelles conditions peut-on dire d’un état mental qu’il est un état mental « esthétique » ?

a) Un état mental « esthétique » n’est pas distingué par son contenu.

-On pourrait faire l’hypothèse qu’un état mental « esthétique » peut être identifié par son contenu, c’est-à-dire qu’il est nécessaire et suffisant d’associer un état mental et un certain type d’objet pour déterminer l’état mental « esthétique ».
-Démonstration :
a) Un sujet perçoit un tableau.
b) La perception de ce tableau entraîne un événement mental dont l’objet est le tableau.
c) Le sujet établit un rapport indissociable entre la stimulation et la réponse, et réduit la réponse (représentation de ce tableau) à l’origine de la stimulation.
d) Du fait que l’origine de cette stimulation est un objet d’art, sa réponse est « esthétique ».
-Mais cette analyse présuppose d’avoir à disposition une définition stable d’un objet d’art. Or, c’est précisément quelque chose dont on ne dispose pas. L’identification doit donc se limiter à la réponse, aux événements mentaux.


b) Un état mental « esthétique » n’est pas une autre représentation d’un objet associée à une représentation d’un objet esthétique.

-Il est clair que si l’on se contente d’isoler et d’analyser la réponse au stimulus, on ne parvient pas à identifier un état mental « esthétique ». Elle n’est qu’un état mental parmi d’autres, sans spécificité. Toutefois, je remarque que, lorsque je lis un poème, j’associe des représentations à ma perception. On peut faire l’hypothèse selon laquelle l’état mental « esthétique » est une représentation associée à la réponse à une perception d’un objet d’art.
-Démonstration :
a) Un sujet lit le poème « Une Charogne » de Baudelaire.
b) Cette lecture du poème suscite une autre représentation, comme le souvenir d’un animal mort vu dans le passé ou le souvenir d'un autre poème, chez le sujet.
-Cette thèse montre bien que l’état mental « esthétique » est quelque chose qui est corrélatif à la représentation qui suit la perception. Mais la représentation associée n’est pas à proprement parler un état mental « esthétique », car il est possible que je me représente le contenu du poème ou le souvenir d’un cadavre en décomposition sans que mon état mental ne soit modifié.


c) Un état mental « esthétique » n’est pas une action ou une disposition à l’action.

-La modification de l’état mental face à la perception du poème est distincte de la réponse à la stimulation. Le problème est l’identification de cette modification. Frontalement, il est difficile de résoudre ce problème. On constate cependant empiriquement que de nombreux lecteurs de poèmes sont eux-mêmes des personnes qui en écrivent. On pourrait ainsi émettre l’hypothèse que l’état mental « esthétique » est une modification de l’état mental qui se caractérise par un changement du rapport au monde du lecteur : il a l’intention de modifier le monde, il a l’intention d’écrire un poème.
-Démonstration :
a) Un sujet lit « Les Correspondances » de Baudelaire.
b) Cette lecture provoque chez le sujet l’intention de faire une œuvre d’art (disposition à l’action) qu’il réalise (une action).
-La difficulté intrinsèque à cette position est qu’il est possible d’imaginer des cas où le sujet est dans un état mental « esthétique » sans réaliser une œuvre, ni même en avoir l’intention. Et il est difficile de savoir si on peut généraliser la proposition selon laquelle tout poème modifie le lecteur au niveau de son rapport au monde. Toutefois, cette thèse insiste bien sur l’importance de la modification de l’état mental, à la différence des autres thèses.

Conclusion :
L’enquête doit se poursuivre dans le cadre d’une identification du type de modification de l’état mental.


3) Les états mentaux « esthétiques » et les émotions:

a) Les critères de l’émotion :

-Les modifications du mental sont très nombreuses et l’identification de celle qui correspond aux états mentaux « esthétiques » est peu aisée. Encore une fois, une constatation empirique peut permettre d’avancer dans la discussion. À la lecture des « Correspondances » de Baudelaire, chacun peut faire l’expérience d’émotions comme l’admiration, le sentiment de l’étrangeté face à l’inconnu, irréductibles à la présentation de représentations provoquées par la lecture.
-Qu’est-ce qu’une émotion ? Plusieurs caractéristiques sont nécessaires pour identifier une émotion :
*un ou plusieurs stimuli,
*mécanisme de cognition de ce qui est à l’origine de la stimulation,
*modification non volontaire du sujet (réponse),
*sentiment subjectif (ce que cela me fait).


b) Les états mentaux « esthétiques » et les émotions :

-Faire l’hypothèse que les états mentaux « esthétiques » sont des émotions revient à se demander si ceux-là correspondent aux critères de l’émotion.
*Un état mental « esthétique » est toujours subordonné à une stimulation (poème, paysage…)
*Un état mental « esthétique » présuppose toujours la compréhension totale ou partielle de ce qui provoque la stimulation.
*Un état mental « esthétique » est toujours une réponse à cette stimulation.
*Un état mental « esthétique » n’est pas seulement une réponse et une compréhension d’un objet, il est aussi un effet associé : ce que cela me fait d’avoir cette expérience (sentiment subjectif).
-On peut en conclure qu’un état mental « esthétique » est indéniablement une émotion. De facto, l’état mental « esthétique » est un thème des sciences cognitives et de biologie humaine.

Conclusion :
Les états mentaux « esthétiques » peuvent être associés aux émotions. Toutefois, on ne peut pas dire que l’émotion est en tant que telle l’équivalent de l’état mental « esthétique ». Car l’ensemble des émotions est plus large que l’ensemble des états mentaux « esthétiques ». L’enquête doit continuer sur la spécificité des états mentaux « esthétiques » dans le cadre des émotions.


4) La spécificité des états mentaux « esthétiques » :

a) Un état mental « esthétique » n’est pas strictement identique à une émotion.

-L’identification entre l’état mental « esthétique » et l’émotion doit être précisée.
*Peut-on dire qu’un état mental « esthétique » est équivalent à une émotion particulière ? Ce qui revient à se demander si un état mental « esthétique » est équivalent au sentiment d’étrangeté qui résulte de la lecture des premiers vers des « Correspondances ».
Or, il semblerait plutôt qu’il est possible d’éprouver plusieurs émotions, successivement ou simultanément, à la lecture du texte sans sortir de l’état mental « esthétique ». Ce qui signifierait que l’état mental « esthétique » est « imperméable » à la discontinuité des émotions et qu’il n’est pas associé à une émotion particulière.
*Peut-on dire que, si un état mental « esthétique » n’est pas strictement identique à une émotion particulière, il est cependant complètement indissociable d’une émotion ?
Si on reprend la distinction anglaise entre l’affect et le mood, la stricte indissociabilité peut être remise en question. L’affect a une cause précise et se présente comme une émotion définissable et limitée dans le temps. Le mood est plus dilué dans la durée et sa cause n’est pas aisément identifiable. Je ne vois pas de raison qui contraindrait un individu à sortir de son état mental « esthétique » en passant d’un affect à un mood, c’est pourquoi il me semble que l’état mental « esthétique » n’est pas complètement indissociable d’une émotion.
Cela étant dit, l’affect et le mood sont deux modalités de l’émotion, c’est pourquoi l’état mental « esthétique » reste dans le cadre de l’émotion.


b) Un état mental « esthétique » est caractérisé par l’intensification du sentiment subjectif :

-La question se pose de savoir quel est le critère qui permet de différencier une émotion quelconque d’une émotion qui peut être identifiée à un état mental « esthétique ».
-Pour répondre à cette question, j’émets l’hypothèse suivante : un état mental « esthétique » se caractérise par une intensification du sentiment subjectif de l’émotion, c’est-à-dire de ce que me fait la perception de mon émotion, de ce que je ressens corrélativement à mon émotion. Autrement dit, l’état mental « esthétique » fait partie des qualia (ce qui en fait un thème de la philosophie de l’esprit). C’est-à-dire que ce qui caractérise une expérience esthétique, c’est moins d’éprouver telle ou telle émotion, que de voir ce que ça me fait d’éprouver cette émotion. Il n’est guère d’expérience plus privée que l’état mental « esthétique ».



Conclusion :
Dire « Le poème des « Correspondances » est beau », c’est exprimer un état mental « esthétique ». Ce qui signifie : 1) éprouver une émotion ; 2) éprouver une intensification du sentiment subjectif. Par conséquent, d'une part, cet énoncé ne nous dit rien sur la valeur du poème, car il est possible qu'un état mental "esthétique" soit provoqué par un texte médiocre ou insignifiant; et, d'autre part, cet énoncé ne nous donne aucune indication sur le contenu du poème. L'état mental "esthétique" ne participe pas à l'élaboration de la signification du poème. Car cet énoncé sur la beauté du poème n'a qu'une dimension expressive: il exprime l'état du sujet.



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