Friday 16 May 2008

Hypothèse sur les états mentaux "esthétiques"

Comment caractériser ce qu'on éprouve au moment de la lecture d'un poème? Quelles sont les modifications de la conscience pendant la lecture?
J'essaie de démontrer dans ce billet que les états mentaux sont des émotions d'un type spécifique.

Ce texte fut écrit à la suite d'une discussion sur le blog de Julien Dutant, Philotropes. Voici le lien de la page:

HYPOTHESE SUR LES ETATS MENTAUX ESTHETIQUES

Introduction:
Déclarer « Le poème de Baudelaire « Les Correspondances » est beau », c’est moins évaluer l’œuvre qu’exprimer un certain état du sujet. Le problème consiste à identifier l’état de ce sujet.


1) Les états mentaux « esthétiques » ne sont pas des expériences poétiques.

a) Les états mentaux « esthétiques » en tant qu’expériences poétiques :

-Les états mentaux esthétiques sont interprétés parfois en termes d’ « expérience poétique ». La thèse consiste à dire que les états mentaux esthétiques sont un type spécifique d’état de la conscience, irréductible aux autres types de manifestation de la conscience.
-Chez Kant (Critique de la faculté de juger), la thèse est démontrée de cette manière :
a) Un sujet est affecté par des objets.
b) Le sujet a la propriété d’avoir un certain rapport à son expérience (distinction entre la sensation et le sentiment).
c) Le sentiment peut être subjectif : le plaisir et la peine.
d) Le sentiment peut être objectif : le sentiment du beau (état mental « esthétique »). Il est la matière du jugement de goût. Il se présente à la conscience avec une exigence d’universalité qui la rend communicable en droit et qui le distingue du plaisir.
e) Par la méthode de la réflexion, on voit que le sentiment est l’articulation du cas particulier et des principes a priori sans concept (symbolisation des Idées).
f) On en conclut qu’un état mental « esthétique » est une expérience poétique. Expérience, car elle repose sur une sensation, une affection d’un objet. Poétique, car elle est un rapport déterminé de facultés, irréductible aux autres états du sujet (ni moral, ni épistémique).


b) Discussion de la thèse :

La démonstration a cependant un défaut majeur. Elle repose entièrement sur la bipartition d’un sujet en sujet phénoménal et sujet transcendantal. Il est possible que le sujet éprouve une exigence d’universalité à l’expérience de la lecture de certains poèmes. Mais, d’une part, on ne voit pas la méthode qui permette de justifier un passage du sujet phénoménal au sujet transcendantal (la méthode de la réflexion est irréalisable) ; d’autre part, l’expérience poétique se manifeste à la conscience comme n’importe quel événement mental et en tant que telle, à la conscience d’un sujet, il n’est pas possible de faire la différence entre le plaisir et le sentiment.

Conclusion :
L’enquête sur les états mentaux doit abandonner la piste du sujet transcendantal et analyser le sujet phénoménal pour identifier la nature des états mentaux « esthétiques ».


2) À quelles conditions peut-on dire d’un état mental qu’il est un état mental « esthétique » ?

a) Un état mental « esthétique » n’est pas distingué par son contenu.

-On pourrait faire l’hypothèse qu’un état mental « esthétique » peut être identifié par son contenu, c’est-à-dire qu’il est nécessaire et suffisant d’associer un état mental et un certain type d’objet pour déterminer l’état mental « esthétique ».
-Démonstration :
a) Un sujet perçoit un tableau.
b) La perception de ce tableau entraîne un événement mental dont l’objet est le tableau.
c) Le sujet établit un rapport indissociable entre la stimulation et la réponse, et réduit la réponse (représentation de ce tableau) à l’origine de la stimulation.
d) Du fait que l’origine de cette stimulation est un objet d’art, sa réponse est « esthétique ».
-Mais cette analyse présuppose d’avoir à disposition une définition stable d’un objet d’art. Or, c’est précisément quelque chose dont on ne dispose pas. L’identification doit donc se limiter à la réponse, aux événements mentaux.


b) Un état mental « esthétique » n’est pas une autre représentation d’un objet associée à une représentation d’un objet esthétique.

-Il est clair que si l’on se contente d’isoler et d’analyser la réponse au stimulus, on ne parvient pas à identifier un état mental « esthétique ». Elle n’est qu’un état mental parmi d’autres, sans spécificité. Toutefois, je remarque que, lorsque je lis un poème, j’associe des représentations à ma perception. On peut faire l’hypothèse selon laquelle l’état mental « esthétique » est une représentation associée à la réponse à une perception d’un objet d’art.
-Démonstration :
a) Un sujet lit le poème « Une Charogne » de Baudelaire.
b) Cette lecture du poème suscite une autre représentation, comme le souvenir d’un animal mort vu dans le passé ou le souvenir d'un autre poème, chez le sujet.
-Cette thèse montre bien que l’état mental « esthétique » est quelque chose qui est corrélatif à la représentation qui suit la perception. Mais la représentation associée n’est pas à proprement parler un état mental « esthétique », car il est possible que je me représente le contenu du poème ou le souvenir d’un cadavre en décomposition sans que mon état mental ne soit modifié.


c) Un état mental « esthétique » n’est pas une action ou une disposition à l’action.

-La modification de l’état mental face à la perception du poème est distincte de la réponse à la stimulation. Le problème est l’identification de cette modification. Frontalement, il est difficile de résoudre ce problème. On constate cependant empiriquement que de nombreux lecteurs de poèmes sont eux-mêmes des personnes qui en écrivent. On pourrait ainsi émettre l’hypothèse que l’état mental « esthétique » est une modification de l’état mental qui se caractérise par un changement du rapport au monde du lecteur : il a l’intention de modifier le monde, il a l’intention d’écrire un poème.
-Démonstration :
a) Un sujet lit « Les Correspondances » de Baudelaire.
b) Cette lecture provoque chez le sujet l’intention de faire une œuvre d’art (disposition à l’action) qu’il réalise (une action).
-La difficulté intrinsèque à cette position est qu’il est possible d’imaginer des cas où le sujet est dans un état mental « esthétique » sans réaliser une œuvre, ni même en avoir l’intention. Et il est difficile de savoir si on peut généraliser la proposition selon laquelle tout poème modifie le lecteur au niveau de son rapport au monde. Toutefois, cette thèse insiste bien sur l’importance de la modification de l’état mental, à la différence des autres thèses.

Conclusion :
L’enquête doit se poursuivre dans le cadre d’une identification du type de modification de l’état mental.


3) Les états mentaux « esthétiques » et les émotions:

a) Les critères de l’émotion :

-Les modifications du mental sont très nombreuses et l’identification de celle qui correspond aux états mentaux « esthétiques » est peu aisée. Encore une fois, une constatation empirique peut permettre d’avancer dans la discussion. À la lecture des « Correspondances » de Baudelaire, chacun peut faire l’expérience d’émotions comme l’admiration, le sentiment de l’étrangeté face à l’inconnu, irréductibles à la présentation de représentations provoquées par la lecture.
-Qu’est-ce qu’une émotion ? Plusieurs caractéristiques sont nécessaires pour identifier une émotion :
*un ou plusieurs stimuli,
*mécanisme de cognition de ce qui est à l’origine de la stimulation,
*modification non volontaire du sujet (réponse),
*sentiment subjectif (ce que cela me fait).


b) Les états mentaux « esthétiques » et les émotions :

-Faire l’hypothèse que les états mentaux « esthétiques » sont des émotions revient à se demander si ceux-là correspondent aux critères de l’émotion.
*Un état mental « esthétique » est toujours subordonné à une stimulation (poème, paysage…)
*Un état mental « esthétique » présuppose toujours la compréhension totale ou partielle de ce qui provoque la stimulation.
*Un état mental « esthétique » est toujours une réponse à cette stimulation.
*Un état mental « esthétique » n’est pas seulement une réponse et une compréhension d’un objet, il est aussi un effet associé : ce que cela me fait d’avoir cette expérience (sentiment subjectif).
-On peut en conclure qu’un état mental « esthétique » est indéniablement une émotion. De facto, l’état mental « esthétique » est un thème des sciences cognitives et de biologie humaine.

Conclusion :
Les états mentaux « esthétiques » peuvent être associés aux émotions. Toutefois, on ne peut pas dire que l’émotion est en tant que telle l’équivalent de l’état mental « esthétique ». Car l’ensemble des émotions est plus large que l’ensemble des états mentaux « esthétiques ». L’enquête doit continuer sur la spécificité des états mentaux « esthétiques » dans le cadre des émotions.


4) La spécificité des états mentaux « esthétiques » :

a) Un état mental « esthétique » n’est pas strictement identique à une émotion.

-L’identification entre l’état mental « esthétique » et l’émotion doit être précisée.
*Peut-on dire qu’un état mental « esthétique » est équivalent à une émotion particulière ? Ce qui revient à se demander si un état mental « esthétique » est équivalent au sentiment d’étrangeté qui résulte de la lecture des premiers vers des « Correspondances ».
Or, il semblerait plutôt qu’il est possible d’éprouver plusieurs émotions, successivement ou simultanément, à la lecture du texte sans sortir de l’état mental « esthétique ». Ce qui signifierait que l’état mental « esthétique » est « imperméable » à la discontinuité des émotions et qu’il n’est pas associé à une émotion particulière.
*Peut-on dire que, si un état mental « esthétique » n’est pas strictement identique à une émotion particulière, il est cependant complètement indissociable d’une émotion ?
Si on reprend la distinction anglaise entre l’affect et le mood, la stricte indissociabilité peut être remise en question. L’affect a une cause précise et se présente comme une émotion définissable et limitée dans le temps. Le mood est plus dilué dans la durée et sa cause n’est pas aisément identifiable. Je ne vois pas de raison qui contraindrait un individu à sortir de son état mental « esthétique » en passant d’un affect à un mood, c’est pourquoi il me semble que l’état mental « esthétique » n’est pas complètement indissociable d’une émotion.
Cela étant dit, l’affect et le mood sont deux modalités de l’émotion, c’est pourquoi l’état mental « esthétique » reste dans le cadre de l’émotion.


b) Un état mental « esthétique » est caractérisé par l’intensification du sentiment subjectif :

-La question se pose de savoir quel est le critère qui permet de différencier une émotion quelconque d’une émotion qui peut être identifiée à un état mental « esthétique ».
-Pour répondre à cette question, j’émets l’hypothèse suivante : un état mental « esthétique » se caractérise par une intensification du sentiment subjectif de l’émotion, c’est-à-dire de ce que me fait la perception de mon émotion, de ce que je ressens corrélativement à mon émotion. Autrement dit, l’état mental « esthétique » fait partie des qualia (ce qui en fait un thème de la philosophie de l’esprit). C’est-à-dire que ce qui caractérise une expérience esthétique, c’est moins d’éprouver telle ou telle émotion, que de voir ce que ça me fait d’éprouver cette émotion. Il n’est guère d’expérience plus privée que l’état mental « esthétique ».



Conclusion :
Dire « Le poème des « Correspondances » est beau », c’est exprimer un état mental « esthétique ». Ce qui signifie : 1) éprouver une émotion ; 2) éprouver une intensification du sentiment subjectif. Par conséquent, d'une part, cet énoncé ne nous dit rien sur la valeur du poème, car il est possible qu'un état mental "esthétique" soit provoqué par un texte médiocre ou insignifiant; et, d'autre part, cet énoncé ne nous donne aucune indication sur le contenu du poème. L'état mental "esthétique" ne participe pas à l'élaboration de la signification du poème. Car cet énoncé sur la beauté du poème n'a qu'une dimension expressive: il exprime l'état du sujet.



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