Un entretien de J. Bouveresse à propos de la Littérature fait par Lire. Mai 2008.
Voici le lien de la page:
http://www.lire.fr/entretien.asp/idC=52375/idR=201/idG=8
par Jean Blain
Lire, mai 2008
Jacques Bouveresse a contribué de manière décisive - tant à travers son enseignement, à la Sorbonne puis au Collège de France, que par ses livres - à renouveler le paysage philosophique français. Son oeuvre, à mille lieues des modes et des idéologies qui ont dominé la vie intellectuelle de ces quarante dernières années, fait de lui une figure majeure de la philosophie française contemporaine. Philosophe au sens le plus classique du terme, sa tradition est celle d'Aristote, de Leibniz, de Frege, du cercle de Vienne, de Wittgenstein et de la philosophie analytique anglaise et américaine contemporaine. Mais, si la philosophie de la connaissance, qui est au centre de son oeuvre, l'a amené à traiter de questions - parfois très techniques - de logique ou de philosophie des sciences, la littérature y a également toujours été présente, et des auteurs comme Musil et Valéry ont régulièrement nourri sa réflexion. Dans son dernier livre, La connaissance de l'écrivain, il s'interroge sur ce qui fait de la littérature, et en particulier du roman, une voie d'accès privilégiée à certaines connaissances et vérités qu'elle seule semble en mesure de nous transmettre.
Pourquoi avoir consacré un livre à ce que vous appelez la «connaissance de l'écrivain»?
Jacques Bouveresse. La question de savoir si on peut légitimement parler d'une connaissance et/ou d'une vérité littéraires est une question que je me pose depuis longtemps. La littérature et les problèmes qu'elle soulève ont toujours beaucoup compté pour moi. Mais j'ai hésité à en parler en raison du climat de dogmatisme et même de terrorisme qui régnait encore il y a peu de temps dans la critique et la théorie littéraires. Cela rendait la tâche passablement difficile pour quelqu'un qui n'a pas envie de tenir le discours auquel on s'attend. J'avais parlé, il est vrai, assez régulièrement d'écrivains comme Valéry et Musil. Mais ce sont des écrivains que l'on peut appeler rationa- listes. Ayant une grande considération pour la science, ils accordent une importance extrême à la précision et ont peu de chances d'être considérés comme exemplaires par les adeptes de ce que l'on serait tenté d'appeler la «religion de la littérature» et même la «bigoterie littéraire».
Ou les «bigoteries littéraires», car il semble, selon vous, qu'il y en ait deux?
J.B. Il y a en effet au moins deux espèces de bigoterie dans ce domaine. L'une consiste à absolutiser le texte et à prétendre qu'il n'y a pas de hors-texte. C'est une façon de voir qui a été alimentée en particulier par le déconstructionnisme et a prospéré pendant un temps de bien des façons. Une autre forme de bigoterie est celle qui attribue à la littérature une mission quasiment sacrée qui résulte de la capacité qu'elle aurait de nous donner accès à une forme de vérité d'une espèce supérieure, évidemment beaucoup plus importante que la vérité scientifique. Mais on ne nous dit pas grand-chose sur le genre de vérité dont il s'agit et encore moins sur les raisons précises pour lesquelles on a besoin de la littérature pour y accéder. Or il se trouve que j'aimerais justement en savoir plus et que je n'ai jamais été sensible à cette volonté d'instaurer une sorte de compétition entre la science et la littérature pour la possession des seules vérités qui comptent réellement. J'ai toujours essayé d'avoir des relations aussi étroites que possible avec l'une et l'autre. Quand il s'agit de chercher son bien - le bien principal étant en fin de compte la vérité - je n'ai pas de difficulté à recourir simultanément ou alternativement à la science, à la philosophie et à la littérature.
Cette critique du discours dominant sur la littérature ne correspond-elle pas au fond à ce refus de toute posture héroïque qui caractérise votre conception de la philosophie?
J.B. Vous avez raison, cela entre tout à fait dans le cadre général de ce que j'ai essayé de faire, c'est-à-dire de montrer qu'on peut très bien vivre sans mythologie. On peut parfaitement défendre les choses importantes - la littérature en fait partie - sans avoir besoin d'entretenir à leur sujet une espèce de mythologie héroïsante, en particulier sans avoir besoin d'accepter cette vision si répandue de la littérature que je qualifierais de «religieuse» et même d' «idolâtre». On croit facilement que l'importance et la grandeur de la littérature ont besoin de s'abriter derrière un rempart de sublimité et de mystère. S'il y a une vérité littéraire, il ne faut surtout pas essayer d'expliquer en quoi elle consiste exactement. Celui qui cherche à préciser et à expliquer est facilement soupçonné, comme l'a été Bourdieu et comme je l'ai probablement été moi-même, d'être quelqu'un qui n'aime pas la littérature et veut même peut-être tout simplement sa mort. Le fait de ne pas aimer beaucoup le milieu littéraire et le genre de mythologie qu'il a tendance à développer à propos de ce qu'il fait n'a évidemment rien à voir avec une quelconque «haine de la littérature».
La littérature a, selon vous, une fonction cognitive. Autrement dit, elle nous procure des connaissances.
J.B. Je suis enclin à penser qu'il y a effectivement quelque chose comme une connaissance et une vérité pour l'obtention desquelles nous avons besoin de recourir à la littérature. Beaucoup d'écrivains partagent cette conception, même quand ils ne sont pas du tout d'accord sur le genre de réalité qu'il s'agit de représenter et sur ce qui distingue les oeuvres qui peuvent être qualifiées de «vraies» des autres. La préoccupation pour la vérité est aussi fondamentale chez Proust que chez Flaubert, par exemple, en dépit du fait que le premier considère le réalisme comme une illusion pure et simple. Proust accorde une importance extrême à la fonction cognitive de la littérature. Sa recherche est, comme il le dit explicitement, une recherche de la vérité - en l'occurrence, de quelque chose comme ce qu'on appelle la vérité de la vie. Mais j'ai l'impression que, quand il est question de la vérité et de la connaissance littéraires, le genre de théorie de la vérité et de théorie de la connaissance minimales dont on aurait besoin pour comprendre de quoi il s'agit est, encore aujourd'hui, complètement balbutiant. Je n'ai pas la prétention de disposer d'une réponse complètement satisfaisante; mais j'ai voulu au moins essayer d'y voir un peu plus clair.
En fait, l'incertitude commence lorsqu'on se demande si nous avons réellement besoin de concepts comme ceux de vérité et de connaissance pour rendre compte de la valeur et de l'importance que nous accordons aux oeuvres littéraires. Il se pourrait que la question de la validité et de la valeur soit ici à peu près sans rapport avec celle de la vérité. Mais dans ce cas il faut s'interroger sur le genre d'illusion dont sont victimes les écrivains qui, comme Proust et tant d'autres, attribuent une importance cruciale au problème de la vérité de ce qu'ils écrivent.
Ce concept de vérité est-il le même que celui du philosophe?
J.B. On a dit et répété que la littérature elle-même avait contribué à déconstruire radicalement et à rendre plus ou moins inutilisables des notions comme celles de représentation, référence, vérité, objectivité, etc., et des distinctions comme celles de la réalité et de la fiction. Je n'ai jamais cru rien de tel. La littérature n'a rien ajouté d'essentiel aux difficultés philosophiques que ces notions comportaient déjà et avec lesquelles tout le monde, y compris les écrivains, est aux prises. Et ce n'est pas parce qu'une notion suscite des perplexités et des difficultés philosophiques qu'elle doit devenir automatiquement suspecte. Je trouve donc tout à fait normal de s'interroger, en commençant par prendre au sérieux ce que disent sur ce point les écrivains eux-mêmes, sur le problème de la relation que la littérature entretient avec la connaissance et la vérité. Il semble à première vue difficile de nier que certaines oeuvres littéraires manifestent une forme de connaissance (de la réalité humaine, de la vie, etc.) assez stupéfiante, qui donne en outre l'impression d'être à peu près immédiate et incorrigible, mais on ne sait pas trop comment la caractériser. Qu'est-ce qui permet à l'écrivain de disposer de cette capacité de connaissance et de quelle façon est-elle liée à cette autre chose essentielle: le rapport spécifique que l'écrivain entretient avec le langage? Karl Kraus dit de Shakespeare qu' «il a tout su d'avance». Comment est-ce possible?
De quelle nature sont ces connaissances ou ces vérités que nous procure la littérature?
J.B. Le problème philosophique général est celui du genre de lien qui est susceptible d'exister entre la vérité et les moyens que l'on doit utiliser pour arriver à elle. Y a-t-il une vérité unique dont des vérités comme la vérité scientifique et la vérité littéraire, par exemple, sont des espèces ou bien avons-nous besoin de deux concepts de vérité différents pour parler de vérité dans leur cas? La vérité peut-elle être objective et universelle, et en même temps liée intrinsèquement à une façon déterminée de l'exprimer, au point où semble l'être la vérité littéraire, le degré de dépendance maximum étant évidemment représenté par le cas de la poésie? Si une vérité littéraire supposée peut être paraphrasée dans une forme non littéraire, s'agit-il encore d'une vérité littéraire au sens d'une vérité que seule la littérature est censée nous permettre à la fois de découvrir et de formuler adéquatement? Qui plus est, même si beaucoup de gens seraient d'accord, je pense qu'attribuer à la littérature une valeur de connaissance n'implique pas encore que cette connaissance soit la connaissance de vérités proprement dites. Il se pourrait que le genre de connaissance que nous procurent les oeuvres littéraires ne soit pas de l'espèce théorique et propositionnelle, mais plutôt du genre de ce qu'on appelle la «connaissance pratique». L'idée d'appliquer à la littérature des notions comme celles de connaissance et de vérité a été contestée radicalement à une certaine époque, parce qu'elle était censée faire partie de la conception «humaniste» de la littérature dont on nous expliquait qu'il était indispensable et urgent de se débarrasser. Aujourd'hui, on assiste à un retour en force de la conception humaniste, parfois sous sa forme la plus naïve, et l'idée que ce que nous attendons de la littérature est peut-être d'abord une forme de connaissance est accueillie beaucoup plus favorablement; mais cela ne signifie mal-heureusement pas que l'on soit prêt à faire des efforts sérieux pour essayer de la comprendre un peu mieux qu'elle ne l'a été jusqu'à présent.
En quoi consiste cette connaissance pratique?
J.B. Wittgenstein s'est, par exemple, interrogé sur la connaissance de ce qu'on appelle l'authenticité de l'expression d'un sentiment. A quoi reconnaît-on ce genre de chose? Il répond qu'il n'y a pas, dans ce cas-là, de règles, ni de système de la connaissance, tout au plus quelque chose comme ce qu'il appelle les «débris d'un système», qu'il faut accepter de laisser à l'état de débris. Quand on se demande à quoi on reconnaît qu'une oeuvre littéraire nous communique une vérité nouvelle et importante, je pense que la situation est un peu la même. Et il est probable que la connaissance morale est en grande partie une connaissance de ce type, pour laquelle il n'y a pas de théorie proprement dite et encore moins de système. Du même coup, on commence à comprendre un peu mieux pourquoi la littérature peut sembler à certains égards mieux adaptée que la théorisation philosophique pour le traitement de problèmes qui semblent habituellement relever en premier lieu de la philosophie morale. Selon Martha Nussbaum*, la littérature, sans rendre pour autant inutile la philosophie morale, est capable d'apporter une contribution essentielle, qui mérite, elle aussi, d'être appelée philosophique, à la réflexion morale. Cela signifie qu'elle ne se contente pas de fournir un matériau extrêmement riche et diversifié pour la réflexion en question, elle participe aussi directement, à sa façon, à celle-ci, notamment en contribuant à développer l'imagination morale et l'aptitude au raisonnement pratique. La question qui se pose inévitablement ici est celle de savoir ce qui confère à l'écrivain cette aptitude spéciale à la connaissance morale et cette connaissance plus développée et plus raffinée de la vie morale qu'il donne l'impression de montrer dans ce qu'il écrit. On peut, pour la connaissance morale au sens indiqué, se poser le même genre de question que pour la connaissance psychologique, sociologique ou autre. Est-ce parce que Proust est un psychologue et un sociologue aussi remarquable qu'il est un écrivain aussi extraordinaire? Ou bien est-ce l'inverse qui est vrai? Il se peut, bien entendu, que j'ignore des choses essentielles, mais je n'ai pas l'impression que l'on soit beaucoup plus avancé aujourd'hui qu'autrefois dans le traitement de ce genre de question. Musil, dont les connaissances en psychologie étaient celles d'un vrai professionnel, s'est posé le problème de savoir s'il y a une psychologie littéraire, une psychologie de l'écrivain, en plus de la psychologie scientifique, et il y a répondu par la négative. Mais un bon nombre de gens pensent le contraire.
Les écrivains dont vous parlez, et qui nous procurent cette connaissance morale, sont en même temps des critiques du moralisme. Pourquoi insistez-vous sur cet aspect-là?
J.B. Cela correspond chez moi à une tendance très ancienne. J'ai toujours été profondément révulsé par le moralisme sous toutes ses formes - peut-être pour avoir été exposé moi-même fortement à la tentation d'y céder - et donc prêt à accueillir avec sympathie les efforts qu'ont faits les écrivains pour critiquer le moralisme. J'avais été frappé, dans ma jeunesse, par la remarque de Karl Kraus: «Si la morale ne se cognait pas, elle ne serait pas blessée.» Deux auteurs auxquels je me suis intéressé spécialement de ce point de vue sont Henry James et Musil. Musil est un critique féroce du moralisme et même déjà simplement de l'idéalisme moral, qu'il considère comme responsable en grande partie de l'immoralité et de l'inhumanité qui caractérisent notre époque. C'est exactement le genre de question que je me pose à propos du prétendu «renouveau de l'éthique» dont on nous parle sans cesse depuis quelque temps. Je doute fortement qu'il signifie que notre époque s'est décidée à essayer de devenir réellement un peu plus morale. Musil voyait les choses à la façon de Nietzsche, qui dit dans une remarque de 1884: «L'honnêteté comme conséquence de longues accoutumances morales: l'autocritique de la morale est en même temps un phénomène moral, un moment de la moralité.» La critique radicale de la morale qui est développée, implicitement ou explicitement, dans certaines oeuvres littéraires et qui les a fait accuser assez souvent d'immoralisme est aussi un moment de la moralité et une contribution importante au progrès de la connaissance morale. Si j'ai fait moi-même quelques progrès dans le sens qu'indique Musil, c'est en grande partie grâce à la littérature, plutôt qu'avec l'aide de la philosophie.
Ce moralisme ne fait-il pas le plus souvent assez bon ménage avec la philosophie morale? Et n'est-ce pas précisément la raison pour laquelle la littérature est si précieuse?
J.B. C'est l'idée que défend Martha Nussbaum, et je suis assez d'accord avec elle sur ce point. Les philosophes - avec des exceptions, comme Aristote, qui constitue pour elle la référence principale - cèdent facilement à la tentation de faire reposer la morale entièrement sur l'idée du devoir et de suggérer qu'on peut nettement distinguer, dans pratiquement tous les cas, entre ce qui est bien et doit être fait et ce qui est mal et doit être évité. Cela ressemble malheureusement à une simplification qui ne correspond pas vraiment à la réalité. On risque toujours de sous-estimer fortement la complexité, l'ambiguïté, l'indécision des situations morales et même de se méprendre à peu près complètement sur ce qu'est véritablement un problème moral et sur la façon dont il se résout (ou ne se résout pas). Car on pourrait dire que souvent il n'y a tout simplement pas de solution. «La vie, dit Gide dans la préface d'Armance, nous propose quantité de situations qui proprement sont insolubles et que seule la mort peut dénouer, après un long temps d'inquiétude et de tourment.» Or les romanciers nous donnent, à mon sens, une idée beaucoup plus plausible que la plupart des philosophes de ce qui se passe réellement, sur ce point, dans la vie morale. Wittgenstein estimait que très souvent on peut lire des ouvrages entiers de philosophie morale dans lesquels il n'est pas posé un seul problème moral. Un romancier comme Henry James était précisément très sensible au fait que dans bien des cas la solution d'un problème moral ne peut être connue qu'après coup, en fonction de la manière dont les choses vont tourner, la chance et la malchance jouant souvent ici un rôle important, que la philosophie morale a du mal à prendre en considération, car elle se place de préférence avant le moment où l'action va être décidée et fait comme si la délibération devait toujours pouvoir nous indiquer clairement ce qu'il faut faire ou éviter. Or très souvent cela ne se passe du tout ainsi. C'est un point sur lequel un philosophe comme Bernard Williams a insisté avec raison. Et ici il semble peu discutable que les moyens de la littérature sont précieux et peut-être même indispensables. Dans la vie morale il est rarement question d'appliquer à une situation déterminée des règles données d'avance. C'est presque toujours beaucoup plus compliqué. Et il faut, pour arriver à ce qui apparaîtra comme une solution, mais peut-être seulement après coup, de l'imagination morale. Or les ressources de la littérature jouent un rôle irremplaçable dans la formation et le développement de l'imagination morale. Notre éducation morale s'est, du reste, faite en grande partie par la fréquentation des oeuvres littéraires
La question morale à laquelle s'intéressent les romanciers consiste-t-elle à se demander: comment devons-nous vivre? Quelle est la vie bonne ou juste? Ou ne s'agit-il pas plutôt, parfois, de se demander tout simplement: comment vivre? Qu'est-ce que vivre?
J.B. Oui, cela fait également partie, à mon avis, de la contribution que la littérature peut apporter à la connaissance morale. Une réflexion capable à un moment donné de regarder en face le néant radical de la vie, au moins comme une perspective possible, peut aussi faire partie de cela. Nous sommes tous susceptibles d'éprouver à un certain moment la sensation que, comme le dit Virginia Woolf, il n'y a peut-être finalement rien, rien qui vaille la peine en tout cas. Or, pour nous rappeler ce genre de choses, les écrivains me semblent, de façon générale, disposer de moyens bien supérieurs à ceux des philosophes de l'absurde et des philosophes en général. Si on estime que les oeuvres littéraires, en particulier les romans, nous montrent des possibilités auxquelles nous ne pensons pas naturellement, il faut qu'elles soient autorisées à nous montrer aussi cette possibilité-là. Mais, bien entendu, nous la montrer ne veut pas dire, même si c'est fait avec le plus grand talent, nous contraindre à l'accepter.
Cela n'a-t-il pas à voir avec ce que vous appelez l' «héroïsme ordinaire» et que vous retrouvez même chez Proust?
J.B. Proust, en effet, bien qu'il soit convaincu que les grandes oeuvres de la littérature ont un pouvoir d'anticipation et de transformation important en ce qui concerne la morale, ne donne pas l'impression de chercher à provoquer une sorte de transmutation radicale ou de renversement complet des valeurs. Il apprécie manifestement, chez certains de ses héros, un bon nombre de qualités morales qui sont de l'espèce la plus ordinaire comme la discrétion, la gentillesse, le désintéressement, le courage, etc. C'est un aspect du problème que l'on retrouve également, sous une autre forme, chez Flaubert. L'ennemie véritable, pour lui, est la bêtise sous toutes ses formes, et spécialement la bêtise de la morale conventionnelle; mais l'ironie et le sarcasme ne visent jamais les qualités et les vertus morales ordinaires, en tant que telles. Bien qu'il n'aime pas beaucoup manifester ce genre de sentiment, il ne dissimule pas toujours son admiration pour le genre d'héroïsme silencieux que la vie exige et obtient souvent des plus humbles. Le fait que, comme dit Musil, l'écrivain explore des «chemins latéraux» pour la morale n'implique pas nécessairement qu'il prêche une morale d'exception, faisant fi des vertus morales traditionnelles. «L'honnêteté, dit Flaubert, dans une lettre de 1878, est la première condition de l'esthétique.»
Et que diriez-vous des autres formes littéraires, la poésie, par exemple?
J.B. Pour être complet, il aurait fallu parler aussi des autres genres littéraires, et en particulier de la poésie. Mais j'ai été, je l'avoue, sensible aux raisons qui ont conduit Martha Nussbaum à accorder, dans ce domaine, une position et un rôle privilégiés au roman. Elle pense, par exemple, que si l'on souhaite, comme elle, défendre une conception aristotélicienne de l'éthique, au sens large, le meilleur choix à faire pour formuler et étudier ce genre de conception pourrait bien être celui des formes et des structures de certains romans. Je ne sais pas si j'aurai un jour le courage de m'attaquer au problème sous sa forme la plus générale, Mais c'est sûrement ce qu'il faudrait faire, ce qui impliquerait en particulier un examen sérieux de la prétention à une forme spéciale et essentielle de connais-sance et de vérité que l'on attribue fré-quemment à la poésie. Mais c'est une tâche devant laquelle j'ai toujours reculé avec appréhension, notamment à cause du risque que l'on court presque fatalement de heurter de front des convictions et des sentiments qui sont de nature quasiment religieuse.
Reste la question de la forme ou du style. Quel rôle jouent-ils dans l'accès à cette connaissance pratique que nous procure, selon vous, la littérature?
J.B. Il y a la question de l'inséparabilité du contenu et de la forme, qui semble caractériser la littérature, et il y a en plus celle du lien qui est susceptible d'exister entre cette inséparabilité et le caractère pratique de la connaissance concernée. Musil a réfléchi à la façon dont l'inséparabilité du contenu et de la forme pourrait être ce qui permet à la littérature d'influencer avec une efficacité aussi remarquable non pas seulement l'intellect, mais également l'affectivité, la volonté et l'action; et il a utilisé, pour ce faire, la connaissance qu'il avait de la psychologie de la forme. Martha Nussbaum soutient que le choix d'une forme et d'un style constitue une assertion d'une certaine sorte et peut avoir lui-même une valeur de connaissance. J'ai eu pendant longtemps, je l'avoue, une certaine difficulté à accepter ce genre d'idées, en tout cas en ce qui concerne la philosophie: il me semblait que la connaissance philosophique, si elle existe, devrait rester aussi impersonnelle, abstraite et indifférente à la forme qu'il est possible. Je vois les choses assez différemment aujourd'hui, mais je conti- nue à me méfier du style un peu trop «littéraire» en philosophie et à penser qu'il y a trop de gens qui croient qu'ils pensent profondément simplement parce qu'ils savent écrire.
Cela signifie-t-il que le philosophe ne doit pas être un écrivain?
J.B. Quand j'ai commencé, dans le milieu des années 1960, un philosophe était censé devoir être aussi et même peut-être d'abord un écrivain; et les philosophes qui comptaient le plus, Foucault, Deleuze, Serres, Derrida, Althusser lui-même, etc., étaient célébrés au moins autant pour leur façon d'écrire que pour leurs idées philosophiques révolutionnaires. Il y avait même des gens qui expliquaient que la philosophie avait épuisé ses possibilités et que c'était désormais à la littérature de s'occuper de ses problèmes (selon d'autres, c'était plutôt aux sciences humaines de le faire). Rétrospectivement, je me reproche surtout d'avoir cru naïvement que ce genre de déclaration méritait d'être pris au sérieux et discuté. Mais la question demeure. Julien Gracq, dans La littérature à l'estomac, parle d'une formidable manoeuvre d'intimidation de la littérature par le non-littéraire et il explique qu' «un engagement irrévocable de la pensée dans la forme prête souffle de jour en jour à la littérature: dans le domaine du sensible, cet engagement est la condition même de la poésie, dans le domaine des idées, il s'appelle le ton: aussi sûrement Nietzsche appartient à la littérature, aussi sûrement Kant ne lui appartient pas». J'ai envie de répondre deux choses. D'une part, il y a eu aussi et il continue à y avoir de formidables manoeuvres d'intimidation de la philosophie par la littérature et par le littéraire en général. D'autre part, on aimerait beaucoup en savoir un peu plus sur le genre de contribution spécifique que l'engagement dans la forme apporte à la connaissance philosophique, si c'est bien elle qu'on cherche. Il est vrai que même cette question-là - celle de savoir s'il y a ou non une connaissance philosophique - n'est pas décidée et qu'un philosophe digne de ce nom ne devrait pas se permettre de traiter comme si elles étaient résolues des questions qui, en réalité, ne sont même pas vraiment posées.
* Philosophe américaine (née en 1947), professeur à l'université de Chicago.
Bio-bibliographie
Jacques Bouveresse est né en 1940. Professeur au Collège de France depuis 1995 où il est titulaire de la chaire de «philosophie du langage et de la connaissance». Il est l'auteur de près d'une trentaine d'ouvrages, dont plusieurs consacrés à Wittgenstein (parmi lesquels Wittgenstein: la rime et la raison, Minuit, 1973, et Le mythe de l'intériorité, Minuit, 1976), qu'il a largement contribué à faire découvrir en France, ainsi qu'à Robert Musil (L'homme probable, L'Eclat, 1993, et La voix de l'âme et les chemins de l'esprit, Seuil, 2002).
Saturday, 17 May 2008
Littérature, connaissance et morale
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Bouveresse (Jacques)
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